Bronx, 2014

De l'extérieur, l’immeuble est délabré. Il doit au mieux abriter des rats, et Matthew se demande encore parfois si George n’est pas tout simplement tombé sur la tête. Depuis qu’ils sont gosses, ils ont toujours lancé tous leurs projets ensemble, que ce soit les simulations de sociétés sur les bancs de l’école de commerce ou les soirées gros budget organisées pour leurs amis. Mais là, quand même, Matthew se demande si George n’a pas un peu abusé. Des mois qu’il le tanne avec les Schuyler Towers. Il a fini par y mettre un chèque – mais soyons honnêtes, l’immeuble doit surtout abriter des rats à l’heure qu’il est. Ou des gens très pauvres – qui aurait envie de vivre ici ? Avec un peu de chance, les anciens propriétaires refuseront l’offre de George et ils pourront retourner tous les deux à leur projet de création d’un centre sportif dans un quartier un peu plus reluisant… Coleen était séduite par l’idée de George. Elle a toujours l’impression que lui et Matthew vont devenir très très riches, très très bientôt. Matthew a un peu la nausée à force de penser à tout cet argent qu’il va devoir payer. C’est, certes, l’argent de son père, qui avait un très bon nez pour flairer les bonnes affaires – ou les plus rentables, qu’elles soient ou non légales – mais quand même. Ca lui fait un peu de peine de penser à tout ce qu’il aurait pu acheter avec l’argent que George veut lui faire investir…

Pendant ce temps-là, dans un coin tranquille de son appartement du troisième étage, Angelica tresse les cheveux de sa sœur. Leur appartement est minuscule, mais elle pense déjà avec le cœur lourd au jour où elle va devoir s’en aller. Sa copine Maria, qui habite au troisième – son frère est particulièrement mignon – dit qu’on part de chez ses parents quand on commence à travailler. C’est l’âge. Maria rêve de quitter le domicile de son frère. Elle rêve d’indépendance, alors qu’Angelica voudrait rester toute sa vie ici. Ce n’est pas parce qu’elle a bien entamé ses études supérieures qu’elle veut s’en aller.

Bronx, 2019

George est fier. Il se tient, bras croisés, au pied de ses tours. Elles sont immondes – enfin, la tour sud a déjà meilleure allure, c’est certain, mais dans quelques mois, elles seront toutes les deux flambant neuves. Ses adorables petites tours qui vont le rendre très très riche, encore plus qu’il ne l’est. Certes, certains habitants font la tête de devoir quitter leurs logements, mais est-ce qu’il y peut quelque chose, lui ? Ce n’est pas de sa faute si le Bronx prend de la valeur. Lui, il n’a rien contre les pauvres, attention. En revanche, il lui semble que les pauvres peuvent aller vivre ailleurs pendant qu’il offre des logements tout neufs aux futurs hipsters. Ce n’est pas donné à tout le monde d’être aussi visionnaire que George, même Matthew a freiné un peu – mais George sait user de sa force de conviction quand il a besoin d’argent…

Angelica coince son téléphone entre son oreille et son épaule. Cela fait plusieurs semaines qu’elle essaye de joindre les agents immobiliers qui ont racheté l’immeuble. Elle a besoin d’avoir la certitude qu’une fois que les travaux bougeront dans la tour nord, sa mère pourra conserver son appartement, et elle, le petit local du rez-de-chaussée où elle abrite son association culturelle. Hors de question qu’elle subisse la moindre expulsion – elle s’enchainera à la porte s’il le faut, et il faudra lui passer sur le corps. Elle patiente depuis une bonne demi-heure quand quelqu’un se met à tambouriner à la porte de l’association. Maria. Elle est habillée comme si elle s’apprêtait à se rendre à la prochaine remise des oscars. Ses cheveux bruns encadrent un visage trop maquillé et elle rit aux éclats et sautille sur place. Elle vient de rencontrer l’amour de sa vie. Angelica lui offre un sourire dégouté – un de ces gosses de riches des nouveaux appartements. Très peu pour elle. Maria ferait mieux de revenir à la réalité – ce qu’il se passe est très grave. C’est une crise.

Bronx, 2024

La tour sud est une réussite. Matthew veut bien l’admettre oui, elle est belle, reluisante, toute neuve, habitée par le gratin du coin. George avait partiellement raison. Cet idiot n’avait pas vu venir la rébellion de la tour nord. Ils sont dans un sacré pétrin maintenant, car même si la tour sud a rapporté de l’argent, il n’en reste pas moins qu’il leur reste une tour entière non rénovée sur les bras, que ce cirque dure depuis 5 ans, et qu’ils vont finir par perdre de l’argent avec ces histoires.

Maria trottine jusqu’à la tour sud. Elle a enfilé une jolie robe fluide. Son frère est trop occupé pour l’embêter ce soir, et elle a décidé d’aller frapper à la porte d’Anthony. Il habite la tour sud, et elle se sent un peu coupable. Angelica lui ferait la morale si elle la voyait là, mais c’est plus fort qu’elle. Des années qu’elle vit sa romance secrète et unilatérale dans l’ombre et le silence, et il y a quelques semaines, ses rêves ont été exaucés. Elle a croisé Anthony qui lui a fait la conversation. A elle. Ensuite, ils sont allés manger dans un restaurant du coin, et il l’a redéposée devant sa tour en embrassant le coin de ses lèvres. Angelica était tellement choquée quand Maria lui a raconté qu’elle a failli recracher sa salade de quinoa. Des semaines qu’ils se mobilisent pour bloquer les travaux et pour signifier à leurs voisins du sud qu’ils ne se laisseront pas faire, et Maria, elle, fraternise avec l’ennemi. Elle voit venir le moment où son amie lui dira qu’elle emménage avec lui. Quelle horreur. Elle, elle a cessé de payer son loyer. Elle participe à toutes les marches, toutes les manifestations. Ils veulent tout lui prendre, le local, l’appartement de son enfance – et ils ne sont pas au bout de leurs peines. Elle poussera son dernier souffle ici plutôt que d’être expulsée de cet endroit, et qu’ils se déplacent ces gros lâches, elle leur expliquera directement ce qu’elle en pense.

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