Queens, 2014

Sarah Peterson regarde le panneau d’information qui se dresse fièrement devant un trou béant. Sur le côté gauche, un plus grand panneau encore montre les appartements du Bohemian Gardens Complex, un ensemble résidentiel immobilier haut de gamme qui verra le jour dans 2 petites années, se dressant dans le décor du Queens tel un roi veillant sur son royaume. Elle a mis toutes ses économies dans cet achat, Mrs Peterson. Enfin un endroit à la hauteur de son standing et de sa réputation. Voilà bien longtemps qu’elle n’a plus foulé aucune latte de parquet d’une quelconque scène d’opéra mais ici au moins, elle se sentira choyée à la hauteur de ce qu’elle mérite. Peut-être qu’elle pourra donner des cours de chant à des petits chanteurs en soif d’apprendre. Aucun ne sera suffisamment doué pour l’émerveiller bien entendu. Ce n’est pas si souvent qu’elle croise une voix aussi exceptionnelle que la sienne, il faut bien le dire. Mais quand même. Elle s’y voit déjà, entre ces beaux murs brillants et ce parquet tout neuf, dans un appartement avec un petit balcon et une grande salle de vie. Elle pourra chanter, danser, recevoir ses amis. La vie d’artiste…

queens, 2019

L’appartement est magnifique. Mrs Peterson a des cœurs dans les yeux – comme ces petites animations sur son téléphone portable. Elle a fait installer un clavier dans le salon, des partitions de musique un peu partout, des posters, des photographies d’elle sur scène – oubliant au passage que ses heures de gloire se sont limitées à une toute petite dizaine de représentations, mais qui est susceptible de le savoir aujourd’hui ? L’important, c’est de donner le change… Le seul embarras de Mrs Peterson, c’est… son voisin. Mark est insupportable. Elle l’entend comme s’il était dans la même pièce, quand il reçoit ses amis – ou pire, sa maîtresse !!! – quand il râle au téléphone, quand il hurle en regardant le foot… En plus, Mark cogne parfois dans son mur lorsqu’elle fait ses vocalises. Et ce n’est définitivement pas une façon de traiter une diva, enfin ! Après tous les sacrifices réalisés pour s’installer ici…

Queens, 2024

Mark est dépassé. Sa voisine est en train d’entamer la deuxième demi-heure de vocalises mais on ne peut pas dire que ce soit ça qui le dérange le plus désormais. Il a presque fini par s’y habituer. De toute façon, personne ne fera rien pour lui venir en aide - non, ce qui le dépasse, ce n’est pas Mrs Peterson. C’est son évier de nouveau bouché. Les gouttes qui tombent sur le sol à intervalles rythmées l’exaspèrent. Bientôt, le parquet va gondoler - il le sait il est intervenu dans bien d’autres appartements pour essayer de régler les problèmes. Il aurait presque pu lancer son entreprise d’homme à tout faire ici, tant les travaux ne manquent pas. Les intérieurs flambants neufs ont quand même rapidement laissé place à des taudis. À côté, Mrs Peterson chante en essayant de ne pas regarder l’énorme tâche d’eau qui s’est incrustée sur le plafond de son salon. Elle tourne les yeux et regarde le petit papier plié que Christian lui a donné hier. Il a écrit les paroles d’une chanson pour elle, pour un air qu’elle a elle même composé à force de vocalises. Sans savoir pourquoi, elle est un peu triste. Sans doute le fait, comme bon nombre d’habitants ici, qu’elle ait dépensé une belle partie de ses économies pour pouvoir se payer la sécurité d’un lieu immaculé. Et maintenant, cette énorme tache sur le plafond du salon lui rappelle les taches sombres qui ternissent les souvenirs du chemin de sa vie.

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