manhattan, 2014

Florence est enceinte jusqu’aux dents. Elle caresse son ventre du bout des doigts et pense à la famille qu’ils formeront bientôt. Tous les quatre. Avec Billy, leur fille et leur énorme chien Pollux. Ils viennent de laisser toutes leurs économies dans la rénovation de ce local qui ne paie pas de mine et qui ne leur appartient même pas, et ça fait trois jours qu’elle repeint le bas des murs en blanc. Elle aimerait bien s’occuper de la partie haute aussi, mais Billy lui a interdit de monter sur un escabeau. Lui, il travaille encore, il n’a pas lâché so job. Il est informaticien dans une grosse boîte, un métier qu’il exècre mais qu’il fera jusqu’à ce qu’ils soient lancés, juste pour être sûr. Florence a été licenciée peu après l’annonce de sa grossesse. Elle travaillait dans un magasin de vêtements du centre-ville… ils lui ont dit que c’était à cause des finances, mais en réalité celle sait bien que c’est à cause de son ventre arrondi.

Elle s’essuie le front et termine le dernier mur : elle a fini. Billy fera les finitions en hauteur ce soir. Elle sourit, satisfaite, et ouvre une petite fenêtre pour laisser s’échapper l’odeur. Elle va s’atteler aux cadres, maintenant. Ils ouvrent dans quatre jours… et tout doit encore être installé. Mais elle, elle a à cœur que les gens se sentent bien, alors elle a acheté plein d’affiches et de posters. Hier, elle a reçu un mail sur la boîte mail de Hex & Co de quelqu’un qui demandait des informations. Ça l’a remplie de joie pour l’avenir.

manhattan, 2019

Le monde se presse à l’entrée du café. Les rires s’élèvent dans la salle et chacun vaque à ses occupations. Florence prépare un latte à la citrouille, une de ses confections fétiches. Ils ont rouvert aujourd’hui après trois semaines de travaux. Comme d’habitude, ce sont eux qui s’y sont mis - l’initiative date de quelques mois auparavant, quand un des jeunes habitués, prodige des échecs, Lucas, est venu leur demander de baisser la musique. Florence a été bouleversée, et elle ne saurait même pas dire pourquoi - touchée au plus profond de ses entrailles. Elle s’est imaginée sa fille Lily en détresse au milieu d’une foule trop bruyante et elle a eu envie de venir en aide à tous les Lucas du coin. Les travaux ont rendu l’endroit encore plus accessible et plus accueillant qu’avant, et elle n’en n’est pas peu fière. Ils ont parfois des listes d’attente pour les réservations ! Et certaines personnes viennent presque tous les jours. Elle, de temps en temps, elle s’autorise à s’installer pour jouer à son tour, abandonnant ses boissons au comptoir. La vie est si douce.

Mahattan, 2024

Une nouvelle facture rejoint le tas des papiers à traiter. Les montants demandés sont exorbitants, et Billy n’arrête pas de faire des tableaux. Des comparatifs de prix, des projections des couts. Leur comptable est assez pessimiste et l’école de Lily coûte cher. Florence a l’impression qu’ils vont se perdre, elle se morfond dans une espèce de culpabilité lancinante, elle se demande ce qu’elle a raté dans l’équation. Ils se sont un peu lâchés ces dernières années pour rendre les lieux toujours plus confortables c’est vrai, mais on ne peut pas dire qu’ils aient fait des folies non plus. Maintenant, quand Noah ou Lucas passent la porte, elle est tiraillée par une culpabilité douloureuse que rien - ni personne - ne parvient à calmer. Et Billy ne cesse de répéter qu’ils vont devoir trouver une solution, et vite. Il a déjà visité un nouveau local. Ils doivent économiser le loyer. Mais le nouveau local ne permettra plus à Noah de venir, il est trop loin, trop haut, sans ascenseur, sans rampe d’accès. Elle a bien vu le regard plein de déception d’Ujra quand ils ont commencé à en parler. Elle n’arrive pas à supporter l’idée qu’elle va laisser tomber tous ces gens si elle accepte le déménagement... Et pourtant... Elle se déteste, et comme souvent lorsqu’une situation similaire se présente, Florence se renferme plutôt que de réfléchir à demander de l’aide.

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