tw: Acephobie, adultère, dépression, maladie cardiaque

New York, 1988

Ses intestins formaient un nœud à peine descriptible dans le fond de son ventre. Non, Archibald MacLeòir n’avait jamais particulièrement été le genre d’enfants qui appréciait particulièrement le changement… et les rentrées scolaires. Pas l’école en tant que telle, comme institution. Il avait toujours été insatiable de connaissances, toujours le nez dans un bouquin. Non. Il blâmerait assez ouvertement le mal de ventre qui le tenaillait sur l’absence d’uniforme – une nouveauté dans ses quinze ans d’existence. Tout de New York lui rappelait combien il était loin de son Écosse natale.

Onze ans plus tôt, dans la cour de l’école primaire de Portree, le plus grand village de l’Île de Skye, il avait refusé de lâcher sa poigne sur la main de sa mère. Pourtant, plusieurs des enfants de sa classe étaient bien loin d’être des inconnus. En même temps, quand on grandit à Portree et ses quelques 2000 âmes, ne pas connaître tous les autres enfants de sa classe relève d’un miracle.

Et pourtant, déjà à quatre ans et des poussières, Archibald n’avait pas toujours la ferme impression de connaître les autres enfants, d’avoir de la facilité à se lier aux autres. Enfant du milieu du petit clan MacLeòir, il n’avait pas la facilité sociale d’Hamish (de quatre ans son aîné) qui en un seul sourire pouvait obtenir le ciel, ni l’attitude déterminée de la cadette du trio, Catriona, qui obtiendrait le sourire par la force si c’était nécessaire. Non, le petit Archibald était un sensible d’une certaine timidité. Ce que l’on qualifierait plutôt d’une bonne pâte solitaire plutôt que d’un volcan tumultueux. Oh! Il avait de l’énergie à revendre, dans cette vie au bon fond campagnard, il préférait aller se perdre dans les tréfonds des montagnes environnantes pour en revenir les genoux écorchés, les cheveux en bataille. Jouer au ballon avec les autres enfants? Très peu pour lui. Parce qu’il y avait tant de règles à maîtriser pour savoir comment interagir. Tant de prénoms à retenir. Tant d’habitudes dont le garçon ne comprenait pas nécessairement la pertinence. Il avait dû trimer fort pour se construire une petite bande d’amis qui l’acceptaient avec ses différences et qui appréciaient son côté direct qui n’était pas le meilleur pour mentir. Disons qu’ils avaient appris à la dure qu’Archibald n’était pas celui qu’il fallait impliquer dans un mauvais coup parce qu’il était petit incapable de mentir et qu’il vendrait aisément la mèche sans même le vouloir.

À côté, dans ce tumulte s’était adjoint la musique (son fidèle violon), la lecture (son échappatoire) et la danse (son moyen de dépenser son énergie). Dans ce grand cœur toujours prêt à aider se cachait une âme d’artiste d’une exceptionnelle timidité qui n’aimait pas le tumulte et la tempête. Qui suivait sagement les règles. Qui répondait aux attentes, bien que souvent, il les dépassait. Un perfectionniste joueur.

Pourquoi donc alors le punir de la sorte? Le bruit du métro new-yorkais était une horreur qui tenait de la torture. Il avait fallu que sa mère, une grande obstétricienne, se fasse offrir un poste dans une grande ville en Amérique en plus! Non mais le culot des Américains de penser qu’ils pouvaient ainsi l’arracher à sa culture. Pour Archibald, l’Amérique avait une note de cauchemar. La langue n’était pas sienne. Les bâtiments intimidant dans leur essence l’étouffaient. Il lui manquait le rassurant confort de sa chemise bleue et du veston de l’école secondaire de Portree. L’air y était étouffant. Ça manquait cruellement de forêt.

New York, 1996

Sur le bord de l’autel, dans son kilt aux couleurs de son clan, Archibald se sentait les mains moites. Il aurait bien aimé faire les cent pas en attendant l’arrivée de son Eleanor. La décision tombait du ciel, même s’il se sentait sur le bord de défaillir. Si on lui avait dit à dix-huit ans qu’il finirait par se marier dans une église en plus, il aurait probablement éclaté de rire. L’intérêt pour les relations amoureuses avait pris un temps pour se développer. La cérémonie qui avait lieu aujourd’hui ne découlait que de l’acharnement déterminé de la rouquine qui allait sous peu descendre l’allée pour avancer vers lui.

C’était quand il avait changé de studio pour danser en septembre 1990 que son chemin avait croisé celui d’Eleanor Miller. Une fille de bonne famille, qui lui ressemblait autant qu’elle s’en différenciait. Elle assurément croyante. Lui profondément athée. Elle si sociale. Lui qui avait gardé son fond de timidité et de réserve. Au cœur de leur relation, il y avait la danse, d’abord. Ils étaient devenus partenaires, amis et complice au fil des années et des compétitions d’amateurs. Les baisers chastes dans leur essence s’étaient imposés par eux-mêmes quatre ans plus tard dans un élan qui avait suivi presque naturellement la fin d’un numéro de tango. Il avait fallu encore près de 18 mois de fréquentation pour qu’il demande la main de sa douce. Dix-huit mois sans qu’ils ne franchissent de limite autre que des baisers délicats. Dix-huit mois dans lesquels ils emménagèrent ensemble et se contentèrent de cette intimité prude où ils s’endormaient collés l’un contre l’autre livre à la main.

Les premières notes de la marche nuptiale résonnèrent dans la petite chapelle intime où ils avaient choisi d’unir leurs destinées pour le meilleur et pour le pire. Il se retourna pour l’apercevoir. La seule chose qui lui traversa la tête était qu’elle était magnifique dans sa robe légère d’un blanc immaculé. Magnifique était même un euphémisme. Elle était à couper le souffle. Les mains unies aux siennes, il regretta qu’il ne puisse les essuyer nulle part. Sa voix trembla lorsqu’il réussit à articuler ses vœux à moitié dans sa langue natale, le gaélique écossais, et à moitié dans un anglais qui se brisait un peu dans sa voix.

New York, 2013
Par une froide nuit de l’automne naissant, le téléphone cellulaire branché sur la table avait sonné à une heure incongrue : le type d’heure où ce genre de réveil ne rime jamais avec une bonne nouvelle. Archibald, propriétaire du dit appareil, avait ouvert les yeux et récupéré l’appareil en grognant. Au bout du fil, la voix légèrement paniquée de sa mère qui expliquait que son père avait eu un ennui de santé, ils étaient en route vers l’hôpital. La réponse avait été machinale et dans sa langue natale : « Quel hôpital? Je m’en viens. » Les yeux inquiets et encore ensommeillés d’Eleanor se posèrent sur ce grand élancé qui était déjà en train de noter sur un calepin, le nom de l’hôpital dans une écriture qui aurait fait rougir un médecin tellement c’était illisible. L’explication fut courte, brève et expéditive. Le baiser frôla tout juste le dessus du front de la brunette, une vieille habitude qui restait bien ancrée dans leurs seize ans de mariage qui arriveraient dans un peu moins d’un an. Ses gestes étaient brusques alors qu’il enfila le pantalon qu’il portait la veille en agrippant son chandail de laine. La famille, elle avait toujours pris une grande place dans la vie d’Archibald. Sa famille nucléaire restait profondément son port d’attache. Une ancre au loin à laquelle il s’attachait nécessairement.

Seize ans de mariage et trois enfants n’avaient pas réussi à changer cette réalité. Il était attaché à sa famille et la routine les avaient absorbés, chacun d’entre eux. Le train-train quotidien? Une constance qui rassure grandement le professeur d’université. Ces matins de semaine, toujours un peu pressés où se vole un rapide baiser sur les lèvres de sa douce Eleanor, se succèdent avec une précision suisse. Le trajet à vélo jusqu’au traversier, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il grêle. Sa lecture du Times dans le traversier et dans le métro qui le mène à Columbia. Cet arrêt au même petit café pour y commander toujours la même chose, au point qu’il n’a plus besoin de demander. Son bureau à l’université et son ordre impeccable. Les mêmes cours à donner. Les contrats de consultants, cadeau d’une expertise durement acquise. Une réputation sans tâche. Un mariage sans ombre. Une résidence à Staten Island, un chalet dans la forêt loin du brouhaha de la ville où la maisonnée s’évade. Dans cette grande toile de routine se tisse les activités des enfants (échec, musique, danse, sport) et les activités culturelles où le couple se retrouve à avoir de nouveau vingt ans: ces opéras, ces cours de danse… Si on demande à Archibald, c’est la vie rêvée dans toute sa stabilité. La tête prise dans un emploi formidable, l’éminent chercheur ne se pose pas réellement de question sur l’insatisfaction grandissante de sa femme. Pourquoi donc? Il l’aime tant son Eleanor. Elle lui a donné les plus beaux présents du monde dans cette petite marmaille aux pas pressés devenue grande qui éclaire la maison de rires et de cris, qui rechigne à l’idée de faire ses tâches. Il répond présent, toujours pour ses enfants. Chaque concert, chaque compétition, chaque moment précieux, il veut les garder et les ancrer dans sa mémoire. Profondément. C’est incroyable après tout combien le temps a filé. Ça semblait être hier qu’il pouvait les tenir dans ses bras. D’ailleurs, s’il ne l’a pas vu le temps passé, il n’est pas non plus celui qui tient le compte du nombre de fois où il a repoussé les avances de sa femme. Comme les années qui s’écoulent entre les moments d’intimité, les excuses (et les pannes) s’accumulent : colloque, dossier, cette nouvelle charge qui vient avec cette promotion à titre de vice-doyen dédié à la recherche, le concours de danse.

C’est ce qui traversait son esprit lorsqu’il prenait la voiture, lui qui ne conduisait jamais pour passer de Staten Island à New York. Un tas de souvenir de routine qui se retrouvaient bousculé par un appel. Sa mère, Elspeth, était toujours posée. Forte de quarante ans d’expertise médicale. Mais ce n’est jamais réellement la même chose lorsqu’une personne proche qui est malade. Il le savait trop bien d’ailleurs. Elle était de garde mais a refusé de prendre en charge les accouchements d’Eleanor. Le voilà donc, inquiet et frustré par la lumière rouge parce que dans sa sensibilité, il est bien conscient que cet appel n’est pas porteur de bonne nouvelle. La réalisation prit un autre sens dans l’hôpital. Une chambre trop silencieuse. Ses bras qui accueillent sa mère au visage baigné de larmes : Muireach MacLeòir n’est plus. Fini donc les soupers du dimanche où tout le clan est réuni, une place vide s’installe alors à la gauche de la matriarche.

New York, 2018
Dans la douce froideur de mars, des mois plus tôt, il avait débarqué du terminal de la Guardia. Il aurait sans doute pu rester un peu plus longtemps au colloque, mais les enfants étaient en voyage scolaire. Archibald avait donc la folle envie d’aller surprendre son Eleanor pour passer un peu de temps en tête à tête. Pourtant, les plans avaient volé en éclats lorsqu’il avait poussé la porte de la maison. Sur le trajet vers la chambre à coucher maritale, des vêtements éparpillés qui témoignaient d’une urgence d’intimité qu’il n’avait jamais réellement ressenti. En trame de sons, une mélodie qui n’avait pas été émise depuis des mois? Peut-être plus des années s’il devait être honnête. Il l’avait su avant même d’ouvrir la porte ce qu’il l’attendait. Sa femme avec un autre. Il ne s’était toutefois pas attendu à y retrouver son meilleur ami. L’engueulade avait été monumentale. Les mots acerbes. Le rationnel « Mais pourquoi tu as fait ça? » d’Archibald avait provoqué une tempête. Elle lui avait reproché son semblant d’indifférente, s’était époumonnée sur le fait que n’eut été des cours de danse, il ne la touchait plus et avait mis en abîme les presque dix ans d’abstinence auxquelles elle se heurtait parce qu’il n’avait jamais eu d’intérêt pour ces moments d’intimité. Les mots avaient fini par avoir l’effet d’une gifle : « Il y a quelque chose qui ne marche pas chez toi. En vingt-deux ans, tu n’as jamais fait d’efforts. Je n’aurais pas besoin d’aller voir ailleurs si tu étais capable d’agir comme un homme au moins une fois de temps en temps. ». Le voilà, comme un grand enfant appuyé contre la commode, l’ami parti. Elle le voyait pourtant dans ses yeux que ça tournait à une vitesse vertigineuse. Il en était un homme. Un père exceptionnel qui n’avait jamais manqué un concours de gymnastique, un seul match de soccer. Un mari présent et attentif. Ce n’était que dans l’intimité de leur chambre qu’il semblait manquer des morceaux. Mais de là à dire qu’il n’était pas un homme. C’était dur à recevoir. Dur à encaisser. Il pensait à ce que la famille de sa femme dirait, aux enfants, aux collègues. Elle le toisait d’un air sévère. Elle aurait aimé qu’il sorte de ses gonds qu’il réagisse. Pourtant, il était là, stoïque comme lorsqu’il se trouvait debout devant les photos des meurtres de ceux qu’il analysait à faire comme si absolument rien ne l’atteignait. À réfléchir avant de parler. À peser ses mots. Alors qu’elle bouillait de rage et des frustrations de tout un mariage qui avait semblé aller si bien jusqu’au jour où elle avait découvert qu’il y avait des hommes pour qui s’envoyer de l’air provoquait plus de plaisir que de sortir les poubelles, qu’il y en avait qui pouvaient la faire se sentir comme la plus belle merveille du monde sans avoir l’air de le faire par habitude. Des frissons occasionnels depuis près de onze ans et voilà, voilà que tout ce qu’il trouvait à dire c’était lui demander presque affable : «  Mais tu as pensé à…  » et elle n’avait pas besoin qu’elle lui rappelle qu’elle avait merdé à leurs vœux de mariage, aux enfants qu’ils avaient avec tendresse, aux parents de leur victime. C’était peut-être cette frustration qui transparut quand elle lui coupa la parole. « Non! Non. Je n’ai pas pensé. Il m’a fait me sentir plus désirable et… j’ai pensé à rien merde. Juste à mon propre bien. Pas à ce que mes parents penseraient. Pas aux parents des autres… pas à l’église. Contrairement à toi, je suis capable de vivre dans mon corps et pas seulement dans ma tête. Tu es un cas perdu Archibald et tout ce qui s’est passé, c’est ta faute.  » Les mots et les cris n’étaient pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Brisé. Dysfonctionnel. Sa faute. D’accord. Sans doute. Ce fut lui qui plia bagage, incapable de regarder le lit. Pour les enfants, il accepta d’être le vilain dans cette histoire, l’infidèle. Sans réaliser les conséquences.

New York, 2023
La vie avait repris son cours normal, ou presque. Il avait fallu un peu plus de trois ans de procédure de divorce et de négociation aride pour que le statut passe de marié à divorcé. Dans le sillon de la dure bataille, plusieurs étaient tombé au combat : sa relation avec ses enfants et celle avec son meilleur ami. Archibald était bien esseulé. Il avait profité de l’argent post-séparation pour s’enfuir pendant six mois au Royaume-Uni pour acquérir des connaissances supplémentaires… mais surtout pour fuir la solitude de sa petite maison dans laquelle les boîtes, pleine de souvenir n’avait pas encore été défaites. Il se noyait dans l’Université, dans le studio de danse et dans ses obligations pour oublier que presque trois ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait pu parler avec ses enfants, autrement que sur la boîte vocale sur laquelle il laissait un message, une fois par semaine, pour parler de tout, de rien, de cet opéra, de ce livre qu’il lisait. La dernière fois qu’il les avait vu en vrai, c’était lors de l’enterrement de son frère aîné, en novembre 2022. Un effort glissant qui lui pinçait le cœur alors qu’il parcourait doucement le trajet à vélo vers le traversier. Et si c’était autre chose?