Comme tous les ans chez les Gardner, le réveillon de Noël se passera chez les parents, Staten Island. Cette année, il devrait apporter son lot de drames, car Theo a décidé d'honorer les Gardner de sa présence malgré ses récentes querelles avec Nathaniel - les deux frères de Vera ne peuvent plus cohabiter une demie seconde sans se disputer, et ils en sont même venus aux mains, une grande première. Les disputes prendront sans doute toute la place, et comme souvent, Vera et Oliver assisteront, impuissants, aux infinis débats. Pour l'instant, personne ne s'est décommandé ; Theo estime qu'il n'a pas plus à le faire que Nate, qui lui est la victime du caractère trop traditionnel de Theo. Les perspectives de ces fêtes et repas interminables, qui ne sont plus l'occasion que de règlements de comptes stériles, fatiguent une Vera déjà entamée par son année 2023. Pour la marque et les boutiques, tout va bien, mais elle a parfois l'impression que sa vie est un marathon sans fin et qu'elle assiste impuissante au passage du temps en accéléré.

Pour une fois, cela dit, elle a décidé de s'octroyer le bénéfice d'une journée de repos un vendredi, et s'est dirigée pleine de conviction vers les rues pleines de boutiques de Manhattan. L'objectif : avaler un déjeuner rapide dans un endroit sympathique, faire du shopping de Noël, prendre un goûter et rentrer dormir jusqu'à dimanche soir, sans interruption. Quoi qu'elle envisagera sans doute un passage par un SPA quelconque.

En attendant, son déjeuner avalé, la voilà lancée dans les achats. Elle achète volontairement à sa mère un vase qu'elle détestera, se radoucit en lui prenant aussi une paire de boucles d'oreilles. De paquets en paquets, elle finit, épuisée, par s'installer dans un café pour boire un coca zéro avant de poursuivre son expédition. Malheureusement pour elle, la fatigue aidant, lorsqu'elle quitte le café, elle laisse derrière elle les sacs comportant la moitié de ses achats de Noël, et c'est paniqué qu'elle revient, une demi heure plus tard, pousser sans ménagement la personne qui l'a remplacée à sa table.

- Désolée, mais il n'y avait pas des sacs, là ? Sous la table ?

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Qu'est-ce qu'il fout là ? C'est la question qui lui tourne en tête. Ryan ne fêtera Noël avec personne, ça fait trois ans que ses soeurs ne lui adressent plus la parole, depuis qu'il s'est fait virer de sa boîte, il n'ose pas demander à ses parents de l'aide de peur de recevoir des sourires moqueurs, ses amis ? Il n'en a jamais eu de vrais et Soren... et bien Soren n'est que Soren, lui il a une famille, des amis... Et son ex-mari, qui a demandé le divorce un peu plus tôt dans l'année n'a sûrement aucune envie de partager un énième Noël avec lui.

Ryan sera donc seul pour Noël. Pas que cela change beaucoup au reste de l'année. Il est aussi seul. Très seul. Trop seul. Voilà la conséquence des années passées à ignorer tout le monde, être désagréable et repousser les moindres mains tendues.

La question demeure : qu'est-ce qu'il fout donc là ? Au centre du centre commercial, où des milliers de gens se préparent à fêter Noël. Aime-t-il à ce point-là se faire du mal ? Lui qui aimait tant Noël, avant. Il est tout à ses réflexions quand une nana le bouscule sans ménagement. Ce qui n'aide pas à le faire quitter sa mauvaise humeur.

- Si bien sûr, je les ai déjà tous revendus sur le bon coin.

Il lui offre son plus horrible sourire - celui d'un mec satisfait de sa blague de merde. Mais il ne fait pas mine de bouger, ni de chercher avec elle. Elle a perdu ses affaires, tant pis pour elle.

Bon, il ne lui dira pas - peut être pas tout de suite en tout cas - qu'il les a bien vu ses sacs et qu'il est allés les ramener à l'accueil du magasin quelques minutes plus tôt. Il n'est pas sympa, mais cette fête de Noël qui approche ne lui donne absolument pas envie d'être sympa.

Les sacs ne sont plus là. Ils ont été remplacés par le vide intersidéral sous la chaise sur laquelle est installé ce type qui lui répond de manière relativement moqueuse qu'il a revendu ses achats sur le bon coin. Evidemment, il fallait qu'elle tombe sur le comique du coin. Au demeurant assez agréable à regarder, il a une tête d'insolent et ce n'est vraiment pas le bon moment pour lui taper sur les nerfs - l'exercice des achats de Noël qu'elle a subi depuis ce matin l'a épuisée. Elle n'est même pas sûre qu'elle serait foutue de retrouver la liste exacte des choses qu'elle a achetées pour le nombre ridicule de personnes qui composent sa famille. Sincèrement, est-ce que la vie pourrait la laisser tranquille, de temps en temps ?

- Je vois.

Elle soupire et tire la chaise en face de celle sur laquelle il est installé pour s'incruster à sa table sans autre forme de procès.

- Je mérite un verre, alors, parce que ça fait plus de 6 heures que je me fais chier à essayer de trouver des idées de cadeaux à cause de ma mère qui a décidé de pondre quatre gosses et je risque de perdre mes moyens si je retrouve pas ces sacs.

Elle croise les bras et le dévisage avec une certaine forme de curiosité.

- Heureusement, je suis tombée sur un comique.

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Alors que l'inconnue semblait si en colère, voilà qu'elle se laisse tomber sur la chaise en face de lui, d'un air las. Et Ryan ne sait pas ce qu'il vient de rater pour subir en plus sa compagnie. Même si ce n'est qu'une façade destinée aux autres, intérieurement, il n'est pas mécontent de ne plus être seul, juste un instant.

- Quatre gosses, duuuuur. Puis il réfléchit. Nous on est que trois. C'est pas beaucoup moins. Mais au moins, il n'a aucun cadeaux de Noël à faire. Lui donnera-t-il sa technique imparable ? Être un gros con incapable de tisser des liens ? Non, ça ferait trop dramatique.

Un verre donc, et c'est à lui de l'inviter ? Il se pointe du doigt et affiche un air innocent et étonné sur le visage.

- Et le verre doit apparaître comme magie devant vous parce que je suis un ange tombé du ciel ? Ou ....

Il lui laisse faire ses conclusions toute seule comme une grande. Ryan fait certes un peu d'humour, mais être taclé de comique d'entrée de jeu, ça l'a peut être vexé. Finalement, il préfère être le mec chiant, ça il à l'habitude. Juste pour la narguer, il sirote son propre verre comme si c'était un vin de grand marque - alors que c'est clairement un chocolat chaud - en la regardant dans les yeux.

- Délicieux ce petit Rouilly Français.

En fait, il se fatigue lui-même. Elle va finir par se barrer de là, en fait, et ça sera plus simple pour tout le monde. Mais si elle s'éloigne, peut être qu'il la rattrapera, parce que ça faisait bien longtemps qu'il n'avait pas eu autant de plaisir à discuter avec quelqu'un, même si cette discussion ne va pas plus loin que quelques piques.

Que trois ? Vera ne retient pas un léger ricanement emprunt de scepticisme. Trois, quatre, cinq, même combat. Ca fait toujours une tripotée bien trop importante de gosses dont il faut s’occuper, pour lesquels il faut se creuser la tête, à Noël, à chaque anniversaire. Elle, elle a du mal à se projeter dans le fait d’être mère de famille. Ca lui semble tellement éloigné de ses préoccupations, de ses rêves, de ses envies... Toujours est-il que le type continue de faire le comique.

- C’est vrai que trois, c’est beaucoup, beaucoup moins que quatre.

Elle se retient de lever les yeux au ciel, elle ne voudrait pas non plus qu’il s’énerve au moins de devenir agaçant. Pour l’instant, il ne l’est pas, malgré ce qu’il semble croire. Il est plutôt drôle - elle n’a pas l’habitude de rencontrer des hommes avec une répartie. A force d’enchainer les conquêtes, elle finit par se lasser des rencontres fades et silencieuses. Si ses parents n’étaient pas aussi traditionnels, aussi psychorigides, elle aurait sans doute accepté depuis longtemps que les femmes sont globalement bien plus intéressantes à ses yeux que les hommes qu’elle rencontre. Tess, par exemple. Mais là n’est pas vraiment le sujet - elle est surtout ennuyée d’avoir perdu ces foutus sacs qu’elle a mis tant de temps à remplir.

- Un ange tombé du ciel ?

Elle penche la tête et l’avise de haut en bas.

- Je ne dirais pas ça, mais je vois que la modestie est votre première qualité. Non, le verre ne va pas tomber du ciel, il va m’être donné par l’adorable serveuse qui arrive pour prendre la commande.

Elle lève la main et l’agite, s’armant d’un énorme sourire pour appâter la pauvre serveuse.

- Je vais prendre la même chose que Monsieur, il a gentiment proposé de m’offrir un verre, moi qui pensais que la galanterie se perdait !

Elle s’arme de son plus grand sourire et le laisse s’évanouir quand la serveuse s’éloigne, retombant contre le dossier de son siège. En réalité, elle se fiche pas mal qu’il paie ou non ce foutu verre. Elle peut très bien subvenir à ses besoins d’alcool toute seule. En revanche, jamais elle ne trouvera la force de retourner affronter le centre commercial qui grouille encore plus de monde que ce matin même.

- Vraiment hâte de le goûter, ce vin français.

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Ryan joue au con, souvent, c'est plus simple. Il aime bien voir les gens lassés de sa présence et sortir une remarque intelligente au dernier moment pour les saouler ou les surprendre. Il ne distingue pas toujours les deux, il faut dire qu'il n'est pas très attentif aux émotions des autres, il préfère se concentrer sur lui-même, moins de travail et plus de réussite.

- Et voilà, tu vois, tu l'dis toi-même.

Son ton était sarcastique, il emprunte le même. Chacun se moque délicatement de l'autre et c'est très agréable en réalité, de jouter sans que ça atteigne un niveau trop profond. Contrairement donc aux remarques de Soren qui te blessent plus que tu ne le voudras car il touche toujours le bon endroit, celui qui fait mal.

Pourtant, quand elle reprend la parole, il sourit, parce qu'il aime sa rapidité d'esprit, sa façon de répondre. Et à cet instant, Ryan comprend un peu mieux pourquoi les autres ont besoin de leur amis, pourquoi avoir un groupe peut être positif. Et il regrette encore une fois de ne pas avoir accordé plus de patience au groupe de son enfance.

- Et dire que les recruteurs n'arrivent pas à trouver ma modestie, vous, vous l'avez vu d'un seul coup d'oeil.

Elle va finir par se lasser de lui, comme tous les autres, mais pour l'instant, Ryan en profite. Quand elle interpelle la serveur, le chômeur manque de s'étouffer. Elle a du culot, il apprécie ça, mais son compte en banque est proche du néant, ce n'est pas le moment de faire des folies.

- Je bois un chocolat chaud, au passage.

Elle se moque de lui n'est-ce pas ? Elle avait bien vu sa tasse quand il a bu ? Il la penche vers elle et retourne la tête vers la serveuse.

- Mais je pense que la dame a très envie d'alcool. fait-il avec un clin d'oeil.

Ce n'est pas qu'il en boit plus, mais il essaie de faire une pause, le vin ça coûte cher sinon c'est pas bon et après des années à vivre dans un train de vie bien trop élevé, il ne peut plus se permettre de prendre de la piquette ou du vin au verre hors de prix dans un café. Il regarde la femme.

- Vous m'plaisez bien, j'aime votre répondant, mais je ne vais vraiment pas pouvoir vous inviter par contre.

Ryan est sûr de lui, certain de sa beauté, arrogant et un peu con, mais parfois, il oublie que ses mots peuvent avoir plusieurs sens. Elle lui plait bien parce qu'elle est drôle et qu'elle le taquine autant que lui, mais c'est tout, cela ne va pas plus loin. Il serait incapable de sortir avec une femme maintenant qu'il est ouvertement gay.

Le grand brun se mord la lèvre, se demandant comment finir sa phrase, il ne veut pas attirer sa pitié en parlant de son chômage ou de son compte en banque.

- Même avec vos cadeaux de Noël revendu, j'aurai pas de quoi vous payer un grand cru français.

Voilà, il a trouvé une parade, à elle de lire entre les lignes et comprendre qu'il n'a pas un rond en poche.

Distraite, Vera finit par oublier progressivement la colère qui était la sienne il y a encore quelques minutes. Après tout, elle pourra tout à fait refaire ses achats sur internet. C’est à ça que ça sert aussi, d’avoir fait carrière, non ? De pouvoir se permettre des folies pour passer outre sa connerie de base. Qui abandonne ses sacs de course dans un café, avec une montre, une écharpe en cachemire, un vase de créateur et tout ce qui va avec ? Pourquoi elle se fatigue à acheter des trucs aussi chers de toute façon ? Les neveux et nièces n’utiliseront vraisemblablement pas ce qu’elle a acheté, Nate mettra le cachemire bleu trois fois, Alej boira la bonne bouteille, sa mère rangera le vase à la cave. Elle est soudainement révoltée contre sa propre motivation à participer à cette fête stupide, qui l’enfonce un peu plus dans la solitude et l’éloignement chaque année.

- Ils sont vraiment idiots ces recruteurs, il faut bien le dire. Passer à côté d’un potentiel humain aussi grand…

Elle lève les yeux au ciel et les écarquille soudainement lorsqu’il l’informe de ce qu’il y a dans son verre. Un chocolat chaud ? Voilà qui est… surprenant ? déstabilisant ? inquiétant ? décevant ? elle ne sait pas vraiment. Hors de question qu’elle avale un chocolat chaud – bien trop sucré.

- Non merci, quelle horreur. Vous essayez de vous empoisonner ? Vous allez mal finalement, c’est ça ?

Elle tourne la tête vers la serveuse et acquiesce pour confirmer son besoin d’alcool. Elle commande un sauvignon – une commande de petite conne prétentieuse mais elle apprécie réellement le bon vin, un goût de luxe partagé par les membres de la famille. Le type a l’air de paniquer un peu cela dit, et ce revirement de situation, surprenant, lui arrache un sourire légèrement victorieux.

- Je peux payer pour mon propre vin. On va dire que le compliment sur mon répondant efface l’ardoise. Mais je vais avoir du mal à me remettre du chocolat chaud, je pense que ça va plus me perturber que d’avoir perdu tous mes cadeaux de Noël le jour de leur achat.

Elle retient une remarque sur le prix des cadeaux qui aurait largement suffi à payer plusieurs bouteilles de sauvignon – elle n’a pas envie de passer définitivement pour une connasse non plus, et elle sait qu’il n’est pas toujours facile de ne pas avoir les moyens. Pas qu’elle ait vraiment été dans cette solution elle-même, les Gardner n’ont jamais manqué d’argent, mais elle a quand vécu plusieurs années en essayant de se construire elle-même.

- Alors, c’est pour fêter quoi, le chocolat chaud ?

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A sa remarque, il rit. Et il en est le premier surpris. Il aime son humour qui touche en plein dans le mille tout en étant peu blessant. Et quand il la regarde, il se sent moins en colère contre le monde entier. Peut être qu'une simple inconnu peu apaiser certaines plaies bien mieux que tous les psy du monde entier. Enfin, pour ça, il aurait fallu qu'il franchisse le pas et aille les voir, mais évidemment, il ne l'a jamais fait parce que blabla c'est pour les autres blabla il en a pas besoin blabla... Ryan vit dans le déni, évidemment.

- Mais, le chocolat ? Je Il s'arrête interloqué, elle n'a pas eu d'enfance ou quoi ? Qui n'aime pas le chocolat ? Bon Ryan a peut être une obsession un peu malsaine pour cet aphrodisiaque, mais tout de même. Elle veut donc dire par là que tout le monde n'a pas une étagère à chocolat chez lui ? C'est ma passion le chocolat, au moins en voilà une peu nocive.

Voilà comment il se justifie. Il faut dire qu'entre les litres d'alcool qu'il boit et les cigarette qu'il fume les unes sur les autres, le chocolat est sûrement la moindre pire. Et puis, vu le temps qu'il passe à faire du sport pour éliminer tout ce qu'il mange, il a bien le droit de se faire plaisir.

- Je vous avoue que celui-ci est particulièrement bien préparé, si un jour vous voulez tenter, n'allant dans aucun autre café de la galerie, ils ne vous servent qu'un fond d'eau avec trois pets de cacao.

Ryan s'est déjà fait avoir et ce souvenir le hante encore. Or voilà qu'il est le plus sérieux du monde face à cette femme qui n'aime même pas le chocolat. Il ne s'en remet pas, qu'elle le juge à ce point.

Quand elle reprend la parole, il tique et décide d'avouer la vérité. Après tout, ce serait con qu'elle reparte sans. Il sait qu'il est incroyable, mais cette conversation ne va pas durer éternellement. Et il vaut peut être mieux couper court avant qu'elle ne se mette à l'insulter copieusement parce que... eh bien, c'est ce que finit par faire tout le monde à un moment ou à un autre.

- En réalité, vos achats vous attendent derrière le comptoir du bar, évidemment que je les ai vus et que je suis allé leur donner sitôt assis. J'suis un connard, mais pas à ce point-là.

Il l'assume même pas par provocation ou quoi, c'est juste qu'il le sait et qu'au moins, tout le monde est prévenu dès le départ. Il sourit en montrant la serveuse de la tête. Elle n'a pas pu reconnaître sa précédente cliente vu le monde que le centre commercial brasse pour Noël, mais c'est bien à elle qu'il a transmit les paquets en arrivant.

Quand elle reprend la parole, il la regarde interloqué.

- C'est pour fêter rien du tout, c'est juste que c'est bientôt Noël et que c'est bon. Vous n'aimez vraiment pas ça ?

Ce sera peut être même sa seule célébration de Noël, alors autant en profiter à fond.

Alors là, elle doit bien admettre qu’elle ne s’attend pas à un tel rebondissement. Elle en a eu, des conversations improbables avec des gens, des hommes, des femmes, âgés ou non, bourrée ou pas, mais cette dissertation sur le chocolat chaud, elle ne l’avait vraiment pas vue venir. Et comme ça, en un instant infime, la voilà qui bascule, qui s’en trouve presque... attendrie. Elle déteste cette sensation. Elle, ce qu’elle aime, c’est maintenir une distance salutaire avec les gens. Il n’y en a que quelques uns qui passent la carapace, et souvent, ils sont là depuis tellement longtemps que ça ne compte plus vraiment. Elle ne se laisse pas attendrir par les gens parce que la plupart d’entre eux finissent par la décevoir quoi qu’il arrive. Dans un battement de cils, sans faire attention, par leur attitude. Elle a compris depuis longtemps que la nature humaine n’était pas exactement la meilleure chose sur cette terre.

Elle soulève son verre pour en avaler une gorgée, se sentant légèrement coupable d’avoir tant besoin de s’alcooliser pour supporter la masse du monde qui se promène dans les couloirs autour d’eux. Franchement bruyants.

- Je vois que vous avez bossé le sujet, en tout cas, je note ces conseils avisés.

Elle s’offre le luxe d’un sourire un peu provocateur en regardant le contenu de son verre qui diminue à vue d’oeil. Tout à coup, alors que la joute verbale s’amenuise, la voilà qui s’épuise, réalisant peu à peu la réalité de la période, des achats, du monde, des familles, et de tout ce qui l’entoure. La vérité, c’est que Noël est une période de merde, et qu’elle a beau aimer les membres de sa famille, elle sauterait volontiers sur une occasion de ne pas les fréquenter à cette période. Même Nate, avec sa famille parfaite.

Quand le type lève le mystère sur les cadeaux, cela dit, elle s’autorise un soupir de soulagement, et l’avise en fronçant le nez.

- En voilà une bonne nouvelle, je me voyais déjà refaire le tour des magasins pour retrouver mes achats. Merci de les avoir mis à l’abri, et merci pour la frayeur, aussi. Je ne savais pas qu’on était le 1er avril. Vous êtes un sacré farceur, en tout cas.

Elle ricane et soupire en lui offrant un clin d’oeil. Apparemment, Noël est le sujet qui occupe tous les esprits, ce qui est assez compréhensible dans la mesure où absolument toutes les boutiques, façades, rues, sont un mélange entre une pub coca cola et un clip de Mariah Carey.

- Je suis pas un monstre non plus, j’aime aussi le chocolat. Mais ça ne m’aide que moyennement à supporter le shopping de Noël, je dois bien l’admettre, en général, il me faut quelque chose d’un peu plus fort que ça.

Elle hausse une épaule presque défaitiste. La chance est quand même un peu au rendez-vous finalement, elle va pouvoir rentrer chez elle, planquer les cadeaux jusqu’au 25, et s’endormir dans son lit avec un autre verre et n’importe quelle série dont l’intrigue se passe de préférence au printemps. C’est marrant, elle n’a pas le souvenir d’avoir déjà été aussi aigrie.

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Au fond de lui, Ryan sait qu'il s'emporte sur le chocolat, que sa passion est légèrement démesurée pour un mec de plus de trente ans, mais il s'en fiche, il en a marre d'essayer de coller à ce qu'on attend de lui, de toute manière, tout le monde pense qu'il prend toujours les mauvaises décisions alors autant y aller à fond. Bon, il se peut que parler de chocolat soit l'une des décisions les plus saine qu'il y ait pris sur ces cinq dernières années, mais...

Il rit à ses mots, se fiche qu'elle se moque de lui. Ils ne se connaissent pas, se reverront sûrement jamais, il n'a pas besoin de l'impressionner et elle n'a pas besoin de gagner sa confiance, vraiment, les relations de la sortes sont sûrement les plus faciles. Il devrait plus souvent aller vers les autres, ça ne fait pas si mal finalement. C'est tout le reste qui est compliqué.

Quand il lui avoue la vérité au sujet de ses paquets, il est étonné de voir son visage se refermer, elle ne saute pas de joie, elle ne court pas les récupérer en l'abandonnant là. Il la regarde un instant et tente de comprendre. Elle a dépensé de lourdes sommes en cadeaux - vu la taille des sacs et les dorures sur certains - mais pourtant, elle n'a pas l'air d'en être heureuse ? Il n'a rien à dire, son avis n'est pas demandé, mais il croire comprendre ce qu'elle traverse.

- Pas facile les fêtes hein.

Phrase on ne peut plus bateau, mais au moins, si elle a envie de se plaindre, voilà qu'elle en a l'occasion.

- Boarf, les blagues du premier avril sont bien trop attendues, ça n'a plus aucun sens, faut savoir surprendre dans la vie. Puis c'est vous qui m'avez agressé en arrivant en panique, j'n'ai fait qu'répondre sur votre ton.

Non, en réalité, il aurait pu dire la vérité direct, ça se voyait qu'elle ne riait pas, mais ça l'avait trop titillé, ça avait été plus fort que lui. Il ne lui offre pas un sourire d'excuse, mais à son air, ça se voit qu'il n'est pas sérieux et que cette rencontre ne l'a pas dérangé. C'est limite plus facile, cette sensation d'être en dehors de la course à Noël pour un court instant.

- Franchement, si le chocolat est assez fort.

Et le voilà qui insiste en plus, il ne pouvait pas juste se taire.

- Donc si ça ne te fait pas assez d'effet... disons que j'ai pas d'autres choix... vous êtes bel et bien un monstre madame.

Le rire qui s'échappe de ses lèvres et si libérateur que la tension des derniers jours s'évapore. Il avait vraiment besoin de cette rencontre qui tombe au bon moment.

Pas facile, c’est vraiment peu de le dire. Elle va devoir affronter sa famille divisée et qui ne s’entend pas, son frère ouvertement homophobe, son autre frère ouvertement parfait, Oliver sur un coin de canapé, ses parents sans dessus dessous, les gosses partout, les suggestions désagréables d’Addison Gardner qui n’a qu’une idée en tête : lui trouver un mari et lui faire faire des enfants. Toutes ces choses qui sont les refrains habituels de ses fêtes de noël ou de ses dîners de familles la fatiguent un peu plus chaque année, alors qu’elle prend des années, et que la perspective de coller aux prétentions parfaites de la famille s’évapore. Pas qu’elle en ait vraiment envie, attention. Elle ne sait même pas vraiment de quoi elle a envie, pour être tout à fait honnête. Continuer comme ça pendant des années ? Depuis quelques mois, Vera est rattrapée par l’idée terrifiante qu’elle va finir par vieillir seule pour de bon. Que ses amis seront occupés à se marier, à faire des enfants, à avoir des petits enfants, et qu’elle, elle cesserait d’être aussi désirable qu’elle ne l’est aujourd’hui - en toute objectivité et modestie, bien entendu - et que la vie deviendrait sans doute plus complexe. Ces pensées ne la quittent plus, surtout à proximité de Noël. Est-ce qu’elle fera Noël comme une vieille fille avec son frère Nate quand ses parents auront disparu ? Brrrr.

- Je ne suis pas spécialement fan de Noël, en effet. Une belle excuse pour réunir des gens qui se sentent obligés de s’aimer et créer des conflits alcoolisés. Si tu veux mon avis, on ferait bien mieux de s’éviter, surtout à Noël. Pas sûre que qui que ce soit parvienne à être vraiment épanoui à cette période.

Elle, elle est persuadée qu’elle aurait bien mieux à faire, encore que la dualité de sa personnalité pourrait la conduire à déprimer d’être seule, aussi. Un problème sans la moindre solution rationnelle ou logique, finalement.

- Agressé, carrément ?

Elle hausse un sourcil curieux.

- Je commençais à déceler votre côté grand sensible, ça ne m’étonne pas que vous vous soyez senti agressé...

Elle ricane un peu, et secoue la tête en avalant une gorgée de son verre. L’alcool l’aide à se détendre un peu de cette journée plongée dans les méandres de l’enfer.

- Quant à cette obsession pour le chocolat, c’est... rafraîchissant... mais je réfute cette accusation terrible, je ne suis certainement pas un monstre.

Mais quand même, elle ne remplacerait pas son verre de vin contre un chocolat chaud, pas maintenant.

- Alors c’est simplement pour boire un chocolat que vous avez décidé de vous infliger ce centre commercial à quelques jours de l'anniversaire de jésus?

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Tout ce qu'elle dit lui revient en pleine face. S'il aime, profondément, sa famille, il sait qu'il y a eu une cassure, une fissure qu'il a provoqué lui-même. Ses soeurs l'évitent, après l'avoir adulé et adoré pendant leurs tendres années, voilà qu'elles trouvent des excuses pour ne pas se retrouver ou se voir, d'ailleurs, les dernières années il a bien compris qu'il n'était plus le bienvenue chez elles, dans leurs familles parfaites.

Lentement, Ryan soupire en faisant ressortir toute la pression qui l'habite. Il a peur de la solitude, cette même solitude dans laquelle il s'est lui-même enfermé. Il ne fêtera pas Noël cette année, parce qu'il n'est invité nul part. Pourtant il sourit, il tente de garder la tête haute.

- Ouais, ça n'a pas d'sens de faire semblant, on est d'accord.

Quel hypocrite ! Ryan a fait semblant toute sa vie, il n'est qu'un menteur qui ne sait pas être naturel avec les autres. Et il a le bon sens d'avoir légèrement honte de sa propre phrase. Mais la femme en face de lui n'a pas besoin de le savoir, ils ne se reverront jamais, il n'a pas à jouer un jeu. Il peut être lui-même.

D'ailleurs, il l'a sûrement un peu trop été, parce qu'elle a vu clair dans son jeu. Dramatique, il pose une main sur sa poitrine.

- Dire que vous avez vu si clair au sein de ma carapace, je suis un être pur, si doux et sensible.

Elle ricane, il rigole. Evidemment qu'ils savent l'un comme l'autre que tout le monde joue un rôle, mais elle peut comprendre au travers de ses mots qu'il n'a pas l'habitude de se dévoilé ni d'être percé à jour.

Quand elle se remet à siroter son verre de vin, Ryan sourit. Sa passion pour le chocolat est rafraichissante, c'est elle qui l'a dit. Finalement, le chômeur a peut être encore quelques surprises en réserve !

- Hum, non, tant que vous ne m'avez pas montré que vous mangez du chocolat comme tout personne aimable qui se respecte, vous restez un monstre, désolé.

Son visage est on ne peut plus sérieux, avec un sourire las, comme s'il n'y avait pas d'autres solutions pour la reconsidérer. Il soupire même, exagérant le mouvement de ses épaules, attendant désespérément la preuve qu'elle est bien humaine, mais il a envie de rire tout le long.

Elle insiste de son côté, elle ne fait que parler de Noël. Veut-elle vraiment qu'il se confie ? Il hésite un instant, mais poussé par l'idée d'avoir une séance de psy gratuite.

- Nan, vous avez raison, il y autre chose. Il reprend, plus sérieux que jamais. J'aime Noël, j'aime vraiment cette fête, les cadeaux, le bon repas, la joie... mais disons que je me suis éloigné de ma famille et que cette année, je ne suis pas invité. L'année dernière, c'est lui qui n'est pas venu à Noël, expliquant qu'il avait trop de boulot pour cette fête commerciale en famille. Comme il le regrette. Perdre son emploi a beaucoup fait changer l'état d'esprit de Ryan. Alors je m'inflige cette effervescente parce que je ne la vivrais pas.

Il fouille soudainement dans ses poches, affolés, espérant lui arracher un rire quand il reprend.

- Je cherche un mouchoir pour tamponner vos yeux après mon histoire larmoyante.

Il est incapable de garder son sérieux, de ne pas s'auto dénigrer lui-même pour éviter que le sujet le touche trop. Pourtant, au fond de lui, Ryan a mal.

Ses grands principes personnels la passionnent, Vera. Ils lui permettent un échappatoire, un grand discours qui n’en finit plus dans sa tête, pour se convaincre de choses et d’autres, et ça fonctionne. Depuis son plus jeune âge, elle s’est programmée toute seule. Programmée pour être la confidente de Nate, programmée pour oublier les traumatismes vécus seule, l’absence de compassion des parents, les phrases assassines de son père, les hurlements de Theo. Programmée pour penser qu’elle serait bien mieux seule, en sécurité, sans laisser jamais personne s’approcher trop près. Parfois, elle se demande si même ses plus proches amis peuvent se vanter de la connaître vraiment. Des secrets, des névroses, elle en a tellement, mais ils sont empilés dans un coin de son esprit, sous cloche, sous clé. Noël, cela dit, est une période qui titille les verrous.

- Pur et sensible, faut pas pousser, calmez-vous.

Elle ricane de nouveau et s’occupe à finir son verre presque d’un trait. Elle se fait un peu pitié, assise là, débraillée, épuisée par la perspective de nouvelles fêtes familiales auxquelles elle n’a pas vraiment envie d’assister, à relancer la conversation d’un inconnu qui a sans doute hâte qu’elle lève ses fesses de son siège et se casse une bonne fois pour toute.

- Va pour l’option monstre, alors, ça me va. Au moins, ça m’offre une certaine tranquillité assez reposante je dois le dire.

Elle est en boucle, elle s’en rend compte. La vérité, c’est que sous la lassitude qu’elle ressent se cache aussi un grand sens de l’injustice. Elle se sent lésée, contrainte, forcée, à faire ces courbettes et à subir l’amour et la joie des autres. Cette année, plus qu’une autre, elle est aigrie, et elle voudrait que l’énervement la laisse tranquille, au moins quelques heures. Cela dit, voilà que l’inconnu se confie, s’attendant sans doute à ce que son histoire agite sa corde sensible, mais c’est sans compter ce qu’elle ressent réellement à l’évocation de cette histoire - de la jalousie.

- Vous en avez de la chance, je payerai cher pour ne pas être invitée. Du coup désolée, mais votre histoire n’est pas assez triste pour me faire couler les larmes... même si j’avoue qu’il y a une forme d’apitoiement assez attendrissante dans le fait de venir chercher l’ambiance de Noël dans ce lieu tiré des enfers, vous gagnez au moins ce point là.

Elle sourit cela dit, sans moquerie, cette fois. Il a bien le droit d’être triste de ne pas célébrer Noël, elle ne peut pas vraiment lui en porter rigueur.

- Pourquoi vous ne les appelez pas ? C’est pas à Noël qu’on se réconcilie avec les gens dont on s’est éloigné ?

Chrismas shopping is hell
feat. @Vera Gardner

Il y a quelque chose d'unique à passer une après-midi au moment d'une fête familiale forte avec une inconnue ... et plus apprécier ce temps qu'avec sa famille.

- Je me calme si je veux déjà !

Il a dit ça sur un ton boudeur, comme un enfant a qui on aurait refusé des bonbons. Alors qu'avec sa carrure ça aurait pu être une menace dangereuse, mais non, Ryan a choisi de faire voler en éclat sa réputation juste par une mimique boudeuse. Il ne sait pas pourquoi il agit comme ça, si loin de ce qu'il est d'habitude, mais cette meuf-là, il n'a pas besoin de l'impressionner ou de la tenir à distance, il ne connait même pas son prénom, la probabilité pour qu'ils se revoient un jour prochain est si inexistante qu'il fonce dedans. Il peut être lui-même, et ce vrai-lui, pas celui qu'il fait croire à tous. Celui que seul Julian a connu un jour et pourtant ça n'a pas suffit. Il n'a pas réussi à rester lui-même jusqu'au bout, rattrapant ses mauvais penchants, ses façades habituelles, ses doutes et ses conneries, juste parce qu'il est plus à l'aise dans ces fichues mensonges.

- Oh, intéressant ça, d'assumer. Vous êtes vraiment ... Il s'arrête un instant, réfléchissant au meilleur mot pas un monstre du coup, ça marche pas, les vrais n'assument pas. Finalement il sourit ou alors ce sont des psychopathes.

Cette conversation ne mènera nulle part, ils en ont bien conscience l'un et l'autre, mais autant continuer de s'amuser, n'est-ce pas ? Enfin, si elle n'aime pas le chocolat, Ryan va tenter de ne pas trop la juger.

Seulement, la conversation dévie pour prendre un tour bien plus personnel et Ryan se sent mal à l'aise. Il n'aime pas se confier, si auprès d'inconnu c'est plus simple parce qu'il n'y a pas le moindre risque en retour, voilà qu'elle lui offre ces risques-là. La pente est glissante et Ryan n'a pas envie de s'y engager.

- Parce que c'est de ma faute et qu'ils ont raison peut être ? Parce qu'ils ont plus envie de me voir et que je ne suis pas sûr d'avoir envie moi aussi ? Parce que j'ai trop peur de faire le premier pas et d'être rejeté, il ne termine pas ses pensées, elles sont trop douloureuses, mais elle a raison bien sûr, tant qu'il ne fait rien il ne saura pas. Sauf qu'il préfère rester dans ce déni-là, se dire que, peut être, il pourrait être pardonné. Sauf qu'il n'ose pas, il a trop peur et il s'en veut encore plus qu'ils ne lui en veuille. Il a tout gâché, avec ses soeurs, avec ses parents qui étaient contre ce mariage et ils avaient raison - même si pas pour les bonnes raisons, c'est Ryan qui a merdé dans l'histoire, pas Julian et ça, il n'est pas sûr de pouvoir leur pardonner. Ils n'ont jamais aimé son mari et c'est trop dur pour lui, parce qu'il aurait voulu que Julian se sente bien chez lui.

Il se mord la lèvre et relève les yeux vers elle.

- Et vous, pourquoi vous coupez pas les ponts ? Pourquoi vous vous infligez ça si vous détestez ?

Et ce n'est pas une remarque violente juste pour la mettre mal à l'aise, c'est une vraie question.