Tu n’aurais pas su dire comment tu avais imaginé tes retrouvailles avec Prune. Bien évidemment, tu savais qu’elle n’allait pas te sauter dans les bras, t’as pas été surpris de la façon dont ça s’était passé. Déçu, c’était le mot. Parce que même si tu savais pertinemment que c’était logique… Putain, merde, Phil ! Pourquoi avait-il fallu que ton imbécile de collègue de chambrée regarde ces comédies de Noël nulles à chier auxquelles t’as fini par un peu trop prendre goût ? Tu te mets presque à regretter que la réalité ne soit pas aussi belle que la fiction. T’avais besoin de douceur. De quelque chose qui te sorte de l’ordinaire. Mais tu ne pouvais pas demander à Prune de reprendre vos vies là où tu les avais brisées. Tu comprenais, mais t’avais besoin de digérer. T’es allé marcher. Le soleil sur ton sweat te réchauffe, ça te réconforte, tu te sens bien. Casque sur les oreilles, t’en oublierais presque pourquoi t’es morose. Ou plutôt, tu décides de mettre ça de côté. Tu t’offres une parenthèse pendant laquelle tu pourras respirer. Tu déambules dans le parc sans véritable but. Tu ne sais pas depuis combien de temps t’es là, ni combien de temps tu vas rester : état de flow, tu suis ton instinct. Tu regarde les enfants jouer sur la pelouse, tu profites de l’odeur de pétrichor que tu adores depuis que t’es gamin, et les feuilles humides qui jonchent le sol. Tu t’arrêtes prendre des bonbons chez le marchand ambulant et un chocolat chaud : ta dépendance au sucre ? On ne va certainement pas en parler, non. Merci. Tu te poses sur un banc humide, tu râles parce que ton jeans se détrempe et que t’as toujours la fâcheuse impression de t’être oublié, quand t’es dans cette situation, réaction de collégien que tu n’as jamais su outrepasser. Ton regard se perd, s’accroche à un passant, puis deux, puis à un couple assis en face de toi, avec une poussette. Tu vous imagine, Prune et toi, à leur place… avant de réaliser que c’est bien elle. T’en renverses ton chocolat, ton coeur se serre et tes yeux s’embuent aussi sec. T’en crois pas ce que tu vois « Prune??? » ton instinct ne t’avait pas trompé, le soir où t’as eu la stupide idée de frapper à sa porte. La belle avait bien refait sa vie, plus sans qu’avec toi.

Depuis que tu as la possibilité d’avoir un téléphone, tu cherches tout et n’importe quoi, sur internet. D’une idée de génie pour savoir quoi te faire à manger à « comment réparer un tabouret en dix minutes » (parce qu’en plus de ne pas avoir l’art du bricolage, t’es clairement pas patient), tu sais plus te passer de ce bon vieux Google. C’est en te retrouvant là, face à Prune, que tu te dis que t’aurais peut-être du chercher « comment éviter la route de la femme qu’on a salement abandonné » ou « comment arrêter de se sentir coupable et dégueulasse face aux gens à qui on a fait de la peine. » Tu te sens merdeux, minuscule, vaurien et tu sais que t’as raison de te sentir ainsi. Avec Prune, t’as tout foiré de votre rencontre à votre mariage. Tu te demandes comment t’as pu réussir à lui mentir en la regardant droit dans les yeux, comment t’as pu la laisser faire, de vivre avec un type comme toi. T’es convaincu qu’elle vaut mieux qu’une saleté de junkie, un mec même pas foutu d’avancer et de se battre pour ses convictions, trop occupé à mener une vie de Peter Pan par peur de vieillir. Enfin, c’est pas tant que t’as peur de vieillir, mais t’as peur de l’ennui. T’as peur de te fâner, de t’étioler, perdre tes couleurs et peu à peu disparaître. Tu veux pas devenir Michel de la compta, le mec barbant, à moitié chauve, clope au bec et jus de chaussettes à la main, qui raconte au stagiaire comme il était le cool kid du lycée. C’est comme ça que tout a commencé. Comme ça aussi que t’as perdu la seule chose qui valait le coup dans ta vie : votre mariage. Maintenant, t’es bien conscient que ton comportement enfantin était à revoir sur toute la ligne, mais c’est trop tard : elle te l’a dit, elle ne veut plus de toi. Du moins, c’est ce que tu as compris. Depuis que tes pieds ont ramené ton corps fébrile à l’hôtel après votre discussion, tu ne sais plus. Tu ne cherches pas à savoir, non plus. Elle t’a demandé de partir, c’est tout ce dont tu te souviens. Pas la happy end que tu espérais, mais t’étais pas stupide non plus : réaction logique. Pour le fond de votre discussion, t’oses pas creuser. T’as bien trop peur de rouvrir la boite de Pandore : souffrir à nouveau.

Bol d’oxygène, tu commençais à croire que cette balade au parc au lendemain du drame, était la meilleure idée que t’aies eue… t’as bien vite déchanté, en voyant Prune, émerveillée, au dessus de cette foutue poussette. Ça te coupe les jambes, la voix aussi. T’es juste capable de souffler son nom, mais si tu t’écoutais, tu t’effondrerais sur place. Ou, le ferais-tu ? en fait t’en es pas certain. Tu sais pas si c’est la curiosité ou l’attraction qui vous a toujours unis, tes pas te rapprochent de plus en plus d’elle, comme un objet céleste se rapprocherait de la Terre. T’entres dans son atmosphère, mais tu luttes. Ne pas prendre trop de place. Tu gardes quelque peu de distances, surpris par sa question. T’en aurais tout autant à son égard. Tu n’aimes pas ce qui se passe, t’es nerveux, mal à l’aise, fébrile et surtout coupable. Tu sais pas gérer toutes ces émotions qui se fracassent contre ta boite crânienne comme des vagues sur la coque d’un bateau en pleine tempête. Alors comme toujours dans ces cas là, tu fuis par la vanne. « j’t’ai suivie, bien évidemment, quelle question ! » tu regrettes instantanément en voyant la stupéfaction sur son visage et son regard teinté de peur et d’incompréhension « tu crois vraiment que j’en serais capable ? Prune… J’suis pas un tordu. Tu m’as demandé de l’espace ? Je te le laisse. J’avais pas prévu de me retrouver face à toi et... » tu désignes la poussette, incapable de regarder ce qu’il se trouve à l’intérieur tant ça te détruit. Tu soupires et mords l’intérieur de ta joue, tu ne la regarde pas, au risque de t’effondrer. Tu regardes derrière elle. « félicitations, J’espère que son père te traite bien. Tu mérites d’être heureuse. Je n’interfèrerai pas. Prends soin de toi ma Prunelle. » C’est trop pour toi. Trop que tu puisses encaisser. Ton coeur se brise. T’as envie de hurler, de pleurer, de frapper du poing dans un mur jusqu’à sentir la douleur physique traduire la douleur qui te ronge mentalement. Putain. De. Merde. Tu sens les larmes couler sur tes joues, il est temps pour toi de partir dignement : loin de toi l’envie de jouer l’ex-collant qui se fout à pleurer au moindre coup de semonce, tu dois te faire une raison.

T’es complètement perdu, lorsqu’il s’agit de Prune. Tu ne sais pas ce que tu es censé faire ou ne pas faire. Rester dans la retenue ou lui déverser tout ce que tu as sur le cœur ? Tu ne veux pas lui imposer tes décisions, pas une fois de plus. Tu sais que la première fois a fait bien trop de dégats. Tu sens que c’est trop gros pour toi. Tu mesures tes erreurs, mais t’as aucune idée de comment réparer les choses. Le chaos ? T’as jamais spécialement été le gars à le mettre alors forcément, maintenant que c’est là, tu sais pas par quel bout prendre le truc sans que ça ne te pète au visage. Mais ne serait-ce pas un mal nécessaire, finalement ? Avec un peu de recul, n’importe qui pourrait te dire que ça ne peut pas être autrement. Mais t’es pas prêt à l’entendre, optimiste maladif que t’es à n’avoir de cesse de te répéter qu’avec un peu de travail, de concessions et de bon sens, on peut finalement arriver à avoir le beurre, l’argent du beurre et la vache laitière. T’as jamais su faire de choix, comment serais-tu supposer trouver la meilleure option pour sauver ton couple en moins de temps qu’une coupure pub ne te laisserait pour aller te faire du thé entre deux actes palpitants de Green Lantern ? Tu comprends alors que la situation est probablement perdue. Tu sens un immense vertige t’assener un coup de plus derrière la nuque et tu grimaces à mesure que ton coeur s’effrite. Pris au piège, t’essayes d’esquiver par l’humour, mais c’est trop tôt. Son ton sec te glace, tu serres la mâchoire et enfournes tes mains dans tes poches, ton regard figé sur tes chaussures. Elle ne sait pas. Alors voilà où tu as mené votre mariage ? À un putain de naufrage, deux inconnus qui ne savent même plus se parler sans précisions rassurantes ? « je plaisante, hein ? » que t’aurais du rajouter. Sauf que t’as pas jugé bon. Et le retour de bâton n’en est que plus violent.

Tu n’arrives pas à penser à autre chose qu’à cette scène qui t’en a fait renverser la moitié de ton chocolat chaud sur ton jeans. Tu te demandes comment elle a connu ce type, ce qu’il est réellement pour elle – probablement le père du petit. Ce serait presque plus confortable de te dire que ça ne vaut pas le coup de te battre, qu’elle ne t’a jamais aimé, mais tu sais combien c’est faux. Ce serait de la mauvaise foi et te donner de fausses excuses pour baisser les bras, t’en as marre. Ton travail sur toi, tu l’as fait et tu le continues malgré les difficultés, tes peurs, tes incertitudes et ton envie de te draper dans le déni : c’est tellement plus confort. Mais tu veux que les choses changes. Tu veux arrêter de faire souffrir tes proches, arriver à de nouveau te regarder en face et surtout parler, au lieu de fuir comme t’as pu le faire avec Prune qui, pourtant était ta seule raison de t’accrocher. Alors non : décemment, tu ne peux et ne veux plus te raconter d’histoires à la con qui donneraient raison à tes idées noires.

Perdu dans ta lutte intérieure, tu ne remarques que trop tard qu’elle s’est stoppée net, en évoquant le père du petit. Et tu commences à flipper pour elle : le paternel est-il un enfoiré de première ? Un sale type des bas-fonds comme ceux que t’as pu fréquenter quelques années plus tôt ? Tu déglutis difficilement, puis te détournes pour ne pas t’effondrer. Mais sa voix pleine de colère te fait te stopper net. Paralysé par ce que tu ressens être de l’injustice et surtout, du bullshit infondé. Mais comment pourrait-elle penser autrement ? Tes actes montrent qu’elle a raison. Et surtout, elle ne connaît pas tes intentions. Lentement, tu te retournes, quasi abasourdi par ses mots. « Qu’est ce que tu veux que je te dise, Prune ? Je veux dire : que je ne t’aie pas déjà dit ?! » tu hésites et prends une grande inspiration. Tu ne veux pas lui refaire le même speech catastrophique que le soir où t’as frappé à sa porte. Tu voudrais plutôt lui dire ce que tu ressens pour elle, toujours aussi fort qu’avant, mais tu n’es pas certain d’y être autorisé. « Je n’imagine pas à quel point ça doit être le chaos pour toi, avec moi aux alentours. J’suis complètement largué Prune. Je ne peux pas effacer mes choix passés catastrophiques. Je voudrais. Mais je ne peux pas refaire le passé. Je ne veux pas te faire plus de mal que ce que j’ai déjà fait. » tu réfléchis et soupires force est de constater que la meilleure solution est probablement, pour aujourd’hui, d’en arrêter là « tu sais quoi ? Je prends mes responsabilités en te disant que le mieux est peut-être d’avoir une discussion. Pas maintenant, dans quelques jours. Quand tu le voudras. J’ai pas envie d’une dispute nulle d’ados comme j’ai pu souvent les provoquer. J’veux agir en adulte. On se doit au moins ça, non ? » tu sais pas si c’est la fuite ou la sagesse, mais toi même tu te surprends. Tu soupires, poses un regard sur le landau. Putain t’arrives même pas à être amer ou jaloux de la vie que le veinard à ta place peut avoir. Pire : ça t’arrache un sourire, de voir la tranquillité du petit endormi.

Quand tu penses au jour de votre mariage, ça te brise le coeur. Là, comme ça, tout de suite, tu te demandes pourquoi tu n’as pas laissé ces ordures t’avoir. Pourquoi t’as été plus stratège. Pourquoi t’as espéré sauver ta vie alors que Prune commençait visiblement plutôt bien à se faire à l’idée de ta mort. Ou pas. En fait, tu n’en sais rien. Tu as du mal à saisir pourquoi tout est aussi ambivalent. Comme si tout à coup, bercé trop près du mur, il fallait que les choses soient manichéennes, pour toi : soi tout blanc soit tout noir ? Tu sais pertinemment que les choses ne fonctionnent pas de cette façon ailleurs que dans les Disneys : sinon, pourquoi aurais tu honte, autant que t’es fier d’avoir déjoué les pièges et d’être clean ? pourquoi serais-tu aussi découragé en la voyant autant en colère, autant que t’as l’espoir d’une happy end pour vous deux ? Pourtant, ça semble être peine perdue, quand tu vois ce petit être dans le couffin. Ça te donne le vertige. Est-ce que tu donnes pour autant ta dém ? Certainement pas. T’es bien déterminé à rendre les choses encore meilleures que ce qu’elles ont été, peu importe le temps que ça pourra prendre. Tu mordilles ta lèvre inférieure, ses mots agissant chez toi comme un poignard. En même temps, comment pourrait-ce être autrement ? Tu lui as menti. Tu lui as menti et t’as pris la fuite. Tu ne dis rien. T’as l’impression de faire la plus grande chute dans le vide que t’aies jamais faite, un saut à l’élastique sans élastique, un saut en parachute sans moteur dans l’avion et surtout sans putain de parachute. Tu sens les larmes monter à tes yeux, tu ne dis d’abord rien, tu hoches la tête, t’as conscience que les choses ne peuvent pas s’arranger tout de suite, peut-être même jamais mais pourtant… « Prunelle… Je comprends ce que tu me dis. Je le respecte. » tu mords vivement l’intérieur de ta joue comme pour reprendre le dessus « j’veux juste que tu saches que j’ai changé… j’suis clean. J’veux plus te mentir. J’veux plus fuir. Et si au fond de toi il existe toujours quelque chose entre nous… dis le moi. Je veux me battre pour préserver ça. Je suis là, Prune… je sais que t’as pas confiance. Mais laisses moi une chance… en souvenir de nos années... » ta gorge se serre. T’es pensif. Jusqu’à ce que la mort ne vous sépare, hein ? Peut-être bien qu’il est là le problème : en simulant ta mort, t’avais tout brulé autour de toi. A moins que ça ne soit une nouvelle chance ? Ne dit-on pas que la mort est synonyme de renaissance ? Ça, c’est pas à toi seul de le décider. Prends une grande inspiration « oui… non, bien sûr. C’est pas ce que je suis en train de dire. Juste… écoutes… j’fais au mieux. J’veux pas te secouer plus que ce qui a déjà été fait. J’veux pas qu’on se fache… Prune, j’tiens à toi. Peut-être que tu n’as plus envie d’entendre parler de moi, et je t’en voudrais pas. J’voudrais juste qu’on arrange les choses, en ce qui me concerne. Mais si on est pas sur la même longueur d’ondes, dis le moi. J’veux juste pas te brusquer. » tu détestes ce que tu dis autant que tu détestes cette putain de situation merdique : putain de merde, tu le sais, pourtant, que la meilleure des communications, c’est l’honnêteté. Mais tu l’as tellement jamais été avec elle sur tes addictions et le reste que ça sonne faux. Enfin non : t’as tout simplement pas l’habitude de jouer aussi franc-jeu sur tes intentions. Tu tentes le tout pour le tout, en somme, espérant qu’elle voit que ton changement n’est pas constitué de paroles en l’air.