Le désespoir aurait pu t'avaler tout cru. Heureusement pour toi, tu n'étais pas de cette trempe: te laisser couler, très peu pour toi. C'était pas l'envie qui te manquait, il y avait de quoi déprimer, lorsque les progrès n'étaient pas au rendez vous ou du moins pas assez: en plus d'être têtu, t'es impatient, t'as tout pour toi, Marley. Enfin, tu avais. Parce que maintenant, t'as plutôt l'impression de repartir de zéro: ton physique t'a lâché, ta compagne aussi et t'as plus de taff. Et dire que certains se plaignent d'une journée de merde... tu les invites fortement à piquer une tête dans ton quotidien, en l'état. Enfin bref. N'allons pas pour autant dire que tout est noir, ce serait mentir. En fait, tu te dis mine de rien que les choses pourraient être pires: toute cette merde est temporaire. Lorsque tu n'es pas avec Wes à refaire le monde et prendre des nouvelles de l'extérieur, t'es souvent en rééducation. Et lorsque tu n'es pas en rééducation... t'es en train d'explorer ton environnement. Ca fait quelques mois, maintenant que t'es cloué à l'hosto. Tu en connais ses moindres recoins, quelques potins. T'as sympathisé avec quelques aides-soignants. Tu en détestes d'autres. Pareil pour les patients. C'est comme ça que tu as croisé la route de Lili: un peu au hasard, coup classique. Une machine à café, trois vannes et vous étiez devenus bons amis. Suffisamment pour que t'aies envie de te changer les idées avec elle ailleurs qu'à l'hôpital. Et dieu sait qu'il a fallu que tu fasses des pieds et des mains pour leur prouver par A+B que oui, t'allais gérer, ton fauteuil dans la foule et que non, t'allais pas fuguer, tu prenais juste l'air avec une pote. Quelques arguments plus tard, t'avais enfin réussi à mettre un pied -ou plutôt une roue- en dehors de l'hôpital. Ca te fait drôle, t'as pas l'habitude, depuis que t'es arrivé ici inconscient, t'as l'impression d'être enfermé dans ces murs. Tu savoures l'air extérieur, ton bonnet enfoncé sur ta tête, et ton nez lové dans ton écharpe. On ne verrait presque que tes yeux qui dépassent. T'as mis des mitaines, aussi. De celles avec un rabat pour les doigts, si le froid devient trop difficile à supporter: t'as besoin de sentir les mains courantes de ton fauteuil sous tes doigts. Et puis surtout, t'avais trop peur que ça glisse, avec des gants entiers. Tu attends patiemment ton amie et lui adresses un immense sourire, un geste de la main vers elle pour lui signaler ta présence puis tu décides d'aller à sa rencontre "saluuut ! alors ? prête à t'empifrer de churros et de chocolat chaud ?" tu lui adresses un clin d'oeil amusé, t'as déjà hâte d'y être, pour être honnête.

T’as jamais été le genre de gars à accepter sa condition sans rien dire. Même dans les situations les plus désespérées, t’as toujours su trouver de la lumière, de quoi te relever. Sauf que cette fois-ci… t’as aucun moyen de le faire, du moins pas dans le sens littéral du terme. Privé de tes jambes, t’as d’abord pensé que t’allais finir dans un lit, comme un vieux, sans plus jamais pouvoir bouger. Et encore : certains vieux sont en bien meilleur état que toi, actuellement. Heureusement, t’as Wes pour te soutenir et pour te faire marrer lorsqu’il vient. Tu sais qu’il fait ce qu’il peut, qu’il passe autant qu’il le pourrait. Mais les jours où il ne passe pas, t’étais bien morose, avant l’arrivée de Lily dans ces murs aseptisés qui t’angoissent plus qu’ils ne te font du bien. Quand elle est partie, t’as redouté de ne plus jamais la revoir. Parce que tu le sais : les « on se reverra, je viendrai te voir ! » sont souvent de simples promesses. Pas avec elle, visiblement. Parce que comme elle te l’avait indiqué, elle est venue, et vient toujours. Ça te rassure, de voir que tu as trouvé une amie pour de vrai, comme t’avais eu l’impression en la rencontrant. Mais on ne connaît pas une personne au bout de dix minutes. Au bout de dix rencontres ? Déjà un peu plus. Par exemple, quand t’as supplié les médecins de te laisser sortir pour cette promenade, tu savais que l’optique d’un chocolat chaud et de sucreries pourrait lui réchauffer le coeur. Et puis toi, t’as besoin de prendre l’air. Ton bonnet sur les genoux, t’as frissonné, quand un coup de vent est venu te rappeler que les hivers n’avaient jamais été ton fort… Aussi sec, tu l’as enfilé et t’as rabattu ta capuche pour empêcher le vent de se glisser dans ton cou. Tu lui adresses un sourire amusé « j’ai hésité pourtant ! Surfer sur l’océan à cette période doit être vachement plus facile, en fauteuil, maintenant que tout est gelé ! » t’es pas idiot. Tu sais que l’océan ne gèle pas, pas comme les lacs. Mais tu n’as pas pu faire autrement : ton imagination est très fertile, depuis que t’es enfermé ici. « promis, prépares ton maillot, c’est là bas qu’on va, la prochaine fois ! » tu lui adresses un sourire amusé et te mets en route vers le marché, à deux kilomètres d’ici. « c’est un peu loin, mais à ce qu’il paraît, ça vaut le coup ! Ils ont fait péter le budget déco et illuminations, de ce que j’ai entendu dire ! » tu marques une pause, réalisant qu’une fois de plus, tu parles trop, quand t’es nerveux – faute à ta première vraie sortie depuis des semaines « et… toi ? Ça va sinon ? Quelles sont les nouvelles ? » que t’as conclu, essayant de dissiper ton impression de maladresse, goéland dans une flaque de mazoute que tu te sens.

En voyant Lili lever les yeux au ciel, tu ne peux pas t’empêcher de lui adresser un sourire faussement innocent, de ceux que l’on offre, merdeux comme pas possible quand on a cinq ans. Problème ? T’as plus de six fois cet âge, comment peux-tu continuer à faire des vannes pareilles ? Et surtout ! Comment peux-tu être aussi cynique, avec cet âge mental ci ? Tu lui adresses un sourire et hausses les épaules en mauvaise foi ultime « je ne sais pas. Je n’ai jamais été très bon en géo. » plus sérieusement, tu te contentes d’un hochement de tête : t’as rarement eu aussi froid qu’en ce moment, tu pourrais presque en dire que tu sens plus tes pieds. Quelque part, ça te rassurerait, que ce soit la conséquence du froid. Pensée qui te fait marrer, vaut mieux rire qu’en pleurer. Tu te dis que l’Australie, pour ça, te manque et te promets de retourner vers ta famille lorsque tu seras en capacité… et puis tu continues ta route en compagnie de la blondinette « j’vois que tu connais bien ton ancien voisin de chambre. » tu ris « j’ai vu quelques trucs, aussi. Wes’ m’a montré des photos, il y est allé avant nous : toujours avoir un pote à envoyer en éclaireur pour savoir si une sortie vaut le coup. » tu ris légèrement. En vérité, t’aurais bien aimé faire une sortie tout court avec ton meilleur pote, mais force était de constater que vos emplois du temps ne matchaient pas, ces derniers temps. T’allais pas t’en plaindre, du moment que tu le voyais, c’était tout ce que tu pouvais demander. A l’écouter, tu grimaces. Ça t’attriste, qu’elle puisse s’être habituée à la vie avec lui. Elle mérite mieux. Mais ne dit-on pas que l’on s’habitue à tout, ou presque ? Ou presque, oui. Eryn n’a jamais pu s’habituer à te voir prendre des coups, par exemple. Et dans le fond, elle avait sans doute raison. C’est idiot, mais depuis que tu es entouré en milieu protégé, tu ne te vois pas reprendre ta vie là où tu l’as laissée. Tu ne le pourrais pas, dans tous les cas. Tu soupires « eh. Ça va le faire ! Laisse toi le temps, c’est le plus important, d’accord ? » tu lui adresses un sourire et, une fois arrivés sur place, tu demandes « ok. On a plusieurs options, dont… de la bouffe et des boissons chaudes, ou… Des attrape touristes idéaux pour faire les cadeaux de Noël que, personnellement, je n’ai pas encore commencés ! » tu ris, avant de demander : « tu préfères quoi ? » en soi, tout t’es égal, du moment que vous passez un moment agréable entre potes !