Il vous dirait le contraire mais à bien des égards, Ezra Northman ne mesurait pas la chance qu’il avait. Il flottait sur un petit nuage depuis le début de la tournée. A vrai dire, il flottait sur son petit nuage depuis que Wes lui avait proposé de le rejoindre sur scène, mais il n’avait pas réalisé l’ampleur de cette nouvelle avant d’être posé devant le fait accompli. Avoir entièrement rempli une salle faisait toujours plaisir à entendre, évidemment, mais ne voulait pas dire grand-chose pour le musicien avant de se retrouver face à ces milliers de personnes entassées devant lui.

Sa principale appréhension reposait sur son comportement en public. Bien sûr, il s’était imaginé un tas de scénarios catastrophe, rêvé qu’il montait sur scène sans sa guitare, à poil ou en ayant oublié comment jouer, mais la source de son trac était bien celle-là : revêtir sa casquette de mec cool et charismatique serait-il aussi facile sur scène que devant une caméra ? La réponse s’était bien vite montrée positive, et Ezra, après le premier show, avait donc très vite réussi à se détendre et à profiter.

Cette chance de partager la scène avec de véritables amis, d’y être si à l’aise, d’avoir du succès, il la mesurait sans mal. Mais il restait une ombre au tableau, une épée de Damoclès qui flottait au-dessus de sa tête depuis des jours et qu’il était à la fois trop bête et pas assez perspicace pour repérer : Karan. Il aurait pu s’en douter, honnêtement. Ezra avait naïvement pensé qu’après plus de cinq ans, il y avait prescription. Il s’était aussi convaincu que le jeune homme était passé à autre chose, qu’il avait trouvé bien mieux que lui, des relations bien plus saines que celles qu’ils avaient entretenue. En d’autres mots et pour être plus claire, à aucun instant il n’avait pensé que rouler un patin à Wes pour la provoc un soir sur deux devant des centaines de personnes aurait une incidence sur le bien-être de Karan.

Aussi, quand après le show de ce soir le brun commença à agir de façon évitante, distante, Ezra ne comprit pas qu’il était le problème. Quand encore Karan attrapa une bière et sa veste et quitta la pièce dans laquelle tout le monde pourtant fêtait leur réussite, Ezra fronça certes un peu les sourcils mais décida de penser qu’il avait dû recevoir une mauvaise nouvelle, rien qui le concerne, et qu’il ferait mieux de ne pas s’en mêler sous peine d’avoir l’air d’un gros lourd. Il retourna donc à la petite fête, essaya du moins. Au bout de cinq minutes, force était de constater qu’il ne se sortait pas Karan de la tête. Après tout, il ne lui aurait pas proposé de jouer avec lui s’il ne tenait pas un peu à lui – une part de son esprit s’amusait d’ailleurs régulièrement à lui laisser croire qu’il n’était qu’un gros con manipulateur qui s’était immiscé dans la première occasion de revoir Karan pour s’imposer à lui à nouveau. Il emmena donc sa bière avec lui et se lança à sa recherche.

Il ne mit pas longtemps à le retrouver. Assis sur un muret à l’extérieur, Ezra retrouva un Karan prostré qui l’inquiéta plus qu’il n’aurait voulu l’admettre – oubliant ainsi qu’il n’avait qu’un sweat sur le dos et que l’hiver grondait. « Hey. Je peux ? », demanda-t-il doucement en désignant le muret d’un signe de tête. Pas de réponse. Pas même un regard. Rapidement, le guitariste fronça les sourcils. Il commençait à comprendre, ne possédait cependant pas toutes les clés pour déchiffrer l’expression contrariée de son ami. Il attendit donc sagement, de longues secondes, qu’enfin il s’exprime. Il n'osait pas bouger, trônant à quelques mètres du brun. Et quand il ouvrit la bouche, l’expression circonspecte d’Ezra se transforma en incompréhension totale. Il ne comprenait rien. C’était entièrement sa faute, mais il ne comprenait rien. Et puisqu’il ne comprenait rien, il s’enfonça. Sans bouger d’un iota, les yeux douloureux à force d’être plissés, il hésita : « De quel jeu tu parles ? » Ezra secoua la tête, un peu sonné. « Ecoute, Karan, je suis désolé, vraiment, je ne comprends pas ce qu'on a fait avec Wes ? »

Ezra s’inquiétait. Les larmes de Karan l’inquiétaient, de toute façon, il avait bien vite compris que le jeune homme aurait toujours une certaine forme d’influence sur lui. Même cinq ans plus tard et l’impression d’être passé à autre chose, le brun réalisait parfois son regard qui se posait sur lui, son sourire qui se dessinait tout seul lorsqu’il le voyait épanoui sur scène… et comme ce soir, son instinct de protection qui le poussait à quitter une fête comme un voleur pour le retrouver. Ce qu’il n'avait pas compris, en revanche, c’était la réciprocité de ce sentiment. Tu sors avec Wes ? Ezra ouvrit la bouche pour répondre, sur la défensive, absolument incrédule, mais Karan l’intima de garder le silence. Evidemment qu’il ne sortait pas avec Wes, il était prêt à se marier, sa fiancée était littéralement dans la pièce d’à côté et jouait de la batterie pour lui tous les soirs. Ils roucoulaient tellement tous les deux que passer à côté de l’évidence demandait un degré de cécité élevé, d’ailleurs Karan était forcément au courant. Ezra ferma malgré tout la bouche et écouta : ce n'était pas le sujet, en fait, et il le réalisa très vite. Au fil des paroles du brun, son regard froncé se détendit doucement pour s’abattre jusqu’à ne plus oser le regarder.

Il avait merdé. Il avait salement merdé, et le pire, c’est qu’il avait pensé bien faire pendant tout ce temps pendant que son attitude ne faisait qu’empirer les choses.

« Karan… », il bredouilla tête baissée, espérant gagner quelques secondes pour chercher ses mots et ne pas envenimer un peu plus la situation. Avec le recul des années, le musicien avait compris la nature toxique de sa relation avec Karan. Il avait été la source d’un grand mal-être pour le jeune homme. Aussi, il avait fait de son mieux pour être tout petit, ne rien laisser paraître, parce que Karan était forcément passé à autre chose et que s’autoriser à réveiller ses vieux réflexes aurait été injuste. Bref, agir sur ce résidu de sentiment plutôt que de laisser son ancien amant vivre sa vie sans s’imposer dans la sienne (plus qu’il ne l’avait déjà fait en lui proposant de partir en tournée, s’entend) aurait été absolument et indubitablement injuste.

Force était de constater que c’était justement ça le problème : ils n’en avaient jamais reparlé. A vouloir lui laisser son espace, Ezra l’avait encore poussé à croire que leur relation n’avait pas valu grand-chose. Il releva des yeux tristes vers le jeune homme, combattant tous ses instincts pour ne pas traverser les deux mètres qui les séparaient au pas de course pour essuyer ses larmes. Ça ne suffirait pas, pire : ça empirerait probablement encore les choses. A la place, il déglutit difficilement et s’autorisa une longue inspiration : « Je suis désolé. Je suis vraiment un con. » Ezra soupira, ses yeux s’humidifiant un peu plus chaque seconde. Il avait tant de choses à dire que les mots butaient contre ses lèvres sans sortir. Alors, pour se donner un peu de courage, il engloutit quelques gorgées de sa bière et posa les yeux sur Karan. « Je croyais que ne pas te parler du passé ça te prouverait que j’avais aucune idée déplacée derrière la tête en t’appelant après tout ce temps, parce que c’est le cas, j’ai réfléchi, genre, beaucoup, j’ai eu le temps d’analyser tout ce qui s’est passé, tout ce que j’ai pu faire qui a pu te blesser à l’époque et y’a tellement de trucs c’est flippant, et je voulais pas... » Il croisa les bras contre sa poitrine, incapable de savoir où il allait avec tout ce qu’il débitait. « Je voulais pas que tu penses que je t’appelais encore pour profiter de toi alors j’ai fait l’impasse sur toute la partie où je te parle du passé et où je te présente mes excuses alors que c’est sûrement par là que j’aurais dû commencer. » Ezra grimaça un peu. Son discours était décousu, un peu incohérent, et il se battait avec toute son âme contre son esprit qui s’amusait beaucoup à lui hurler qu’il n’était qu’un con manipulateur et que tout ce qui sortait de sa bouche n’était qu’une vaste supercherie destinée à avoir ce qu’il voulait. « Je te promets que je retire aucun plaisir à ce qui se passe, Karan. J’embrasse pas Wes sur scène pour te faire du mal, en vrai je pensais que t'étais passé à autre chose. Et je voulais juste provoquer ma mère. » A qui il avait enfin avoué sa bisexualité quelques mois plus tôt. Sa réaction avait justifié toutes les craintes qu’il avait jusqu’alors. Pourtant, quelque chose en lui avait bien changé, et il avait décidé de ne pas se laisser abattre. Il repartait donc dans une espèce de crise d’adolescence ridicule à l’âge pourtant supposément sage de trente-huit ans… et voilà tout ce qu’il y gagnait. « Bref, c’est même pas une excuse. On aurait dû avoir cette conversation avant de partir en tournée et j’ai préféré faire l’autruche en pensant bien faire. Je suis désolé. »

Ezra haussa les épaules et leva son regard embué vers son ancien amant, un peu dépité. Puis, d’un signe de tête, désigna le muret sur lequel il était assis : « Je peux ? Ou tu préfères que je m’en aille ? »

En s’installant sur le muret aux côtés de Karan, Ezra observa quelques minutes d’un silence lourd. Il en avait dit assez. Peut-être même qu’il s’était enfoncé un peu plus, il n’avait aucun moyen de le savoir tant toute cette situation le dépassait. Voir le jeune homme dans cet état de détresse, qu’il soit ou non induit par un trop plein d’alcool, le rendait lui aussi infiniment triste. Après tout, s’il avait réussi à passer outre le sentiment amoureux, il demeurait certain qu’il l’aimait toujours. Ils avaient trop partagé et il avait trop compté pour ressentir de l’indifférence à son égard. Bien du contraire.

Il déploya un effort surhumain pour garder ses deux mains là où elles étaient, sur ses genoux, bien vissées autour de cette bière qu’il ne finirait pas. Soudain, Karan sortit de son mutisme et le musicien regretta presque le silence. Ils auraient pu avoir une belle vie tous les deux. Si Ezra ne s’était pas appliqué à détruire chaque particule de ce qui aurait pu exister en dehors du confort de leurs quatre murs par peur d’assumer et de détruire sa routine et son environnement tel qu’il les connaissait, ils seraient probablement mariés, aujourd’hui. Il y repensait encore, parfois. Il avait fait le deuil, parce qu’il ne méritait pas de se languir d’une relation qu’il avait lui-même ruinée, détruite et enterrée par la fuite, mais il lui arrivait de rêvasser à ce qu’ils auraient pu partager.

Il n’avait pas prévu que ce soit aussi le cas de Karan, parce que Karan méritait de passer à autre chose, Karan aurait dû passer à autre chose.

Ezra soupira, résistant soudain à l’envie de se recroqueviller comme un enfant blessé dans un petit coin. Il mesurait à quel point il méritait la douleur qu’il ressentait ce soir, sans avoir le droit de se plaindre. Doucement, il secoua la tête : « T’excuse pas. T’as absolument pas à t’excuser, de rien, jamais. » Il regardait l’horizon devant lui, combattant les larmes qui menaçaient de s’échapper à leur tour. « On était pas sur la même temporalité toi et moi. Et je me suis accroché alors que je savais que j’étais psychologiquement pas capable de t’offrir ce que tu méritais, j’aurais dû te laisser partir... » Enfin, il osa tourner une paire d’yeux embués vers Karan. Doucement, il souffla : « J’ai été égoïste. Je suis égoïste. Ce qu’on a vécu c’était fort, je t’aimais tellement, et je t’ai enfermé dans un truc qui était mauvais pour toi. C’est moi qui dois te demander pardon, pas toi. Jamais. »

Ils s’étaient fait du mal. Beaucoup de mal. Ezra avait mis des années à prendre conscience de la nature toxique de cette relation, trop focalisé sur le shoot émotionnel que provoquait chacune de ses rencontres avec Karan. Trop persuadé que ce qu’ils partageaient était trop spécial pour leur nuire, il oubliait rapidement les redescentes douloureuses pour se concentrer sur la tornade qui le ravageait dès que son nom apparaissait sur son écran. Il n’avait aucun mal, avec le recul, à imaginer qu’il en était de même pour son ancien partenaire qu’il avait malmené faute de bonnes dispositions psychologiques.

Sa vue se brouillait entre deux clignements d’yeux, combattant les larmes qui menaçaient de s’échapper à vue d’œil. C’est tellement égoïste de penser comme ça. Ezra secoua la tête, incapable de répondre tant la boule dans sa gorge prenait de la place. Il ne voulait pas penser à ce qu’ils auraient pu faire autrement. La vérité, c’était que Karan l’avait aidé à se construire, non seulement dans sa vie privée mais aussi son identité musicale. Il l’avait poussé dans ses retranchements quand il en avait besoin, avec un regard toujours critique, sans jamais le laisser se reposer sur ses lauriers, et surtout, il avait participé à la composition d’un tas de ses premiers morceaux. Il ne l’avouerait pas tout haut, un peu honteux d’y penser maintenant, mais ils n’en seraient pas là ce soir, au milieu d’une tournée réussie, à partager la scène, s’ils n’avaient pas été un peu égoïstes dix ans plus tôt. D’une certaine manière, il fallait bien que tout ce mal-être passé – et dont les stigmates se montraient encore aujourd’hui, preuve en était - résulte en quelques avantages.

Dans un moment de faiblesse, son cerveau trop occupé à chasser ses larmes qu’à contrôler ses gestes, sa main chercha celle du brun qui se confondait en excuses. Un geste qui n’avait rien de calculé, aucun sous-entendu. Il se peinait juste de voir une personne qu’il aimait, différemment qu’autrefois certes, mais pour qui il aurait toujours beaucoup d’affection, dans un tel état. Et aussi peut-être, d’une certaine manière, pour se rassurer lui-même. Il serra doucement les doigts de Karan dans les siens et soupira : « C’est ok. On a fait des erreurs. On va faire en sorte de pas en refaire. » Après tout, ils étaient si jeunes…

Le silence s’installa à nouveau et Ezra l’accueillit avec philosophie. Une part de lui prenait conscience de son état d’ébriété, et du fait qu’ils devraient probablement ravoir une discussion posée quand ils seraient sobres, tous les deux. Il se promit de ne pas attendre que les choses dégénèrent, cette fois, se convainc de communiquer suffisamment pour que la tournée se passe bien. Et quand la voix du musicien retentit à nouveau dans la nuit noire, quelques minutes plus tard, Ezra s’était presque apaisé. Il exerça une légère pression sur les doigts du jeune homme et haussa les épaules. « Déjà, on va aller boire un peu d’eau. » Il laissa échapper un rire sans joie tandis qu’il se levait du muret sur lequel ils étaient assis, et invita Karan à le suivre en tendant les bras vers lui. « On reparlera de tout ça quand on sera sobres, si t’es d’accord. Pour la suite de la tournée, et tout ça. » Hors de question qu’il accepte une démission motivée par l’alcool. S’il lui disait à nouveau demain qu’il voulait rentrer, alors ils se débrouilleraient. Mais là, il ne voulait pas lui offrir d’occasions de vivre avec encore plus de regrets. Alors, il commença à marcher vers l’intérieur du bâtiment, en silence, et après avoir hésité quelques instants, il se retourna rapidement vers Karan : « Hey, au fait, » il l’interpella avec douceur, « je suis content qu’on fasse ça ensemble, la tournée et tout. Sincèrement. Même si ce sera plus jamais comme avant, toi et moi, je suis content qu’on partage la scène. Merci d’avoir dit oui malgré… ouais, tout ça. »