Même si désormais j'habite le Queens et que je pourrais parfaitement trouver un autre endroit qui diffuse du cricket, et sans doute avec plus d'adeptes, j'ai mes petites habitudes. Sur les dix ans que je suis à New-York, j'en ai tout de même passé plus de huit dans ce quartier, j'y suis toujours à l'aise. Il ne faut jamais oublier d'où l'on vient.

J'entre donc dans cet établissement, que sans doute certains de mes nouveaux voisins qualifieraient de "glauque", me dirige vers ma place habituelle, puisque c'est avec un sourire que je la constate vide. Je salue d'un mouvement de tête la personne la plus proche de moi et m'installe donc au bout du comptoir, devant l'écran le moins regardé puisque selon où l'on se place dans le bar, on le voit simplement pas. Ainsi, je peux savourer à la fois la bière et le match sans déranger personne.

Quand le barman vient à moi, je lui souhaite bonsoir en l'appelant par son prénom. Il fait de même, avec deux questions. La première "comme d'habitude?" signifie qu'il va me servir une peinte de Kingfisher, et la seconde "quelle chaîne?" parce qu'il sait exactement ce que je viens faire ici. Je ne viens pas aussi souvent que ça pourrait en avoir l'air avec cet échange. Je suis même loin d'être un pilier de comptoir... mais quand j'ai débarqué ici, sans le sou et surtout sans télévision dans mon logement miteux, je n'avais pas d'autres endroits où aller que dans un bar sportif pour pouvoir suivre les matches importants de cricket. Le problème ? Y'a assez peu d'amateurs dans le coin...

Alors, comme à mon habitude, je suis dans mon coin tout seul au bout du comptoir, sirotant ma bière, les yeux rivés sur un écran qui n'attire aucun autre papillon de nuit que moi. Et sans un mot ou presque, je marmonne dans ma barbe et dans ma langue maternelle à chaque slog adverse, tressaille de joie à chaque sixer de mon équipe nationale.

De temps en temps, le barman vient me resservir une bière et me demande simplement comment va mon équipe, sans approfondir plus que ça. Il n'y connaît rien, je ne veux ni l'ennuyer avec ça, ni me fatiguer à tenter de lui expliquer toutes les subtilités du jeu pendant que lui travaille et que moi j'essaie d'apprécier le match. Alors ce soir, comme à chaque fois que je viens ici, je continue de taper dans les cacahuètes et de suivre tranquillement la session sans imaginer être interrompu de quelque manière que ce soit.

Ça m'arrive souvent d'être un imbécile et de ne pas prendre les bonnes décisions, mais ce soir, comme tant d'autres ces derniers mois, je me sens si seul que je me greffe à des anciens groupes de potes. De ce genre de potes qui savent même pas que j'étais marié il y a encore quelques mois, qui ne m'ont jamais entendu dire qui j'aimais vraiment, qui pensent encore qu'ils doivent protéger leurs soeurs de moi parce que je suis un brise-coeur connu dans toute la ville. Ah, si seulement ils savent.

Je leur ai dit que j'avais plus de temps et pendant des années c'était vrai, je bossais comme un dingue, je bossais tout le temps, nuits et jours, pour vendre des appartements hors de prix à des gens qui lançaient leur argent par la fenêtre. Le pire ? J'aimais ce que je faisais, je me sentais bien, riche, important. J'étais un connard d'escroc oui. La seule fois où je me suis battu contre une injustice, j'ai été mis à la porte. Remercié du jour au lendemain et je n'avais plus rien. J'ai sombré. Julian l'a senti. Lui aussi m'a montré la porte. A moins que ça ne soit parce que j'étais un pur connard avec lui. Qui sait ? Quoiqu'il en soit, ce soir j'étais au bar avec des copains du lycée, ceux avec qui on ne savait pas parler sans s'attaquer, sans se défier, sans se moquer. Leurs moqueries ne m'atteignaient pas, parce qu'elles sont fausses, ils sont si éloignés de ce que je suis que je me sens encore plus seul malgré leur compagnie.

Alors, quand ils me lancent un défi, je fonce sans y songer, sans même chercher à comprendre ce que je viens d'accepter.

- La place est libre ?

Mon plus beau sourire sur les lèvres, mon verre encore plein - normal c'est la cinquième - à la main, je regarde le gars tout seul qui semble être passionné parce qu'il regarde.

Je ne sais pas ce que je dois faire précisément, mais je suppose que rester à côté de lui pendant de longues minutes peut me faire gagner ce pari. Enfin, sa compagnie sera sûrement plus sympa que celles des imbéciles qui ricanent absolument pas discrètement.

- Oh, c'est du cricket ça ? J'en suis archi fan !

Est-ce que j'en fais trop ? Sûrement. J'y connais rien en plus, le nom du sport est affiché sur la chaîne, c'est ça qui m'a donné l'indice. Tu t'assieds sur la chaise à côté de lui et prend une gorgée de bière.